Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est une étendue morne comme un steppe. Tout au bord, quelques vieilles petites divinités aux ailes de chauve-souris se penchent à l’extérieur pour regarder à leurs pieds ; autrement rien, une surface plane ; rien que ces tours, très espacées, avec leurs pléiades de dieux momifiés dans l’air, — et il en est même qui sont bien lointaines, de ces tours, tant est vaste le déploiement des sanctuaires.

Il y a çà et là comme des tranchées, qui sont des promenoirs à air libre, ménagés parmi l’amas des salles obscures, — et, au centre de tout, l’un de ces promenoirs, planté de banians dont les têtes vertes affleurent les terrasses, est celui qui entoure le saint des saints, le lieu terrible et secret, les ténèbres des inapprochables symboles.

Peut-être s’intéressent-elles à la procession qui passe, les petites divinités penchées au faîte des murs, mais d’ici je ne la vois plus, ni ne l’entends plus ; toute l’agitation d’en bas m’est cachée, de même que la ville proche, les maisons, les rues, et mon désert très étrange me fait l’effet de voisiner directement avec la forêt de palmes, dont les cimes bleuissent à l’horizon. Des corbeaux tournoient, et aussi quelques vautours, dans mon ciel éblouissant, que traverse de temps à autre un vol très vert de perruches. Les lézards se promènent. Les petits écureuils sauteurs[1], qui hantent tous les monumens de l’Inde et tous les arbres, se poursuivent et jouent sur les saintes pierres. Recueillement et silence. Il n’y aurait pour m’inquiéter que ces pyramides de dieux, leur tourmente figée, qui monte au-dessus de ma tête, trop bizarrement et trop haut pour mes notions européennes sur les choses bâties ; mais leur câline est infini.

Une heure s’est écoulée, à l’ombre, au repos, dans ce steppe un peu aérien. Et mon guide et le brahme se sont endormis, étendus à même les dalles tièdes…

Sans doute, j’ai quelque hallucination, ou le vertige !… Une des tours, là-bas… vient d’osciller… Et voici qu’elle marche !…

Stupeur d’une seconde, le temps de jeter un regard plus direct, et de comprendre : ah ! c’est la tour imitée sur le char, c’est la procession qui continue de se traîner, le long de la face du temple la plus éloignée de moi ; d’où je suis, les câbles péniblement tendus, la foule excitée, les éléphans, le cortège, tout

  1. Les rats palmistes.