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nuit, ou bien l’éblouissement du soleil. Le luxe de ce char est grossier et puéril. Les robes de ces éléphans, élimées et fripées. Le bronze clair des visages et des gorges de jeunes femmes, il est vrai, résiste encore, mais à peine, et leurs draperies, leurs mousselines se révèlent des loques presque sordides. La décrépitude et la décadence de l’Inde brahmanique, l’usure de ses monumens surhumains, la tombée en poussière de ses rites et de ses fêtes, m’apparaissent irrémédiables, en cette décevante minute, de même que l’amoindrissement de sa race superbe. Peuples du passé, et cultes du passé, dont le cycle est révolu et qui s’effondrent.

Et cependant rien, ici même, n’indique la pression de l’étranger ; aucun détail moderne ne détonne dans le décor ancien ; je suis le seul profane assistant à la fête…

Enfin, voici le soleil, qui est le grand magicien de ce pays, que l’on attendait et qui transfigure toutes choses. Son brusque lever a je ne sais quoi d’un peu tragique, en harmonie avec ce temple, avec ce dieu que l’on célèbre aujourd’hui. Sur l’horizon, un nuage, le seul qui soit au ciel, nous le cache encore, à nous qui sommes au ras de la terre ; un bandeau couleur de cuivre sombre, au-dessus duquel il lance fougueusement des gerbes de feu, — trois gerbes, comme en symbole de la fourche de Vichnou peinte sur les fronts. Mais les prodigieuses tours le voient déjà ; ce soleil ; le faîte de tous les granits aux teintes sanglantes, de toutes les pyramides de dieux érigées dans l’air se met à resplendir dans une gloire d’apothéose. Et les perruches sacrées, qui ont leurs nids par milliers dans cette forêt de sculptures, tournoient en jetant des cris, invraisemblablement vertes, d’un vert d’aquarelle chinoise, parmi la mêlée rouge des figures, des bras, des jambes, qui grimacent et gesticulent à tous les étages, là-haut dans le vide.

Au sommet du char, les dorures aussi commencent d’étinceler. C’est l’heure. Les trompes en beuglant jettent le signal, et des centaines de bras aux saillies musculeuses viennent se ranger sur les câbles. Tous les jeunes hommes vont donner, dans cet effort commun, même les plus nobles brahmes, par dévotion et aussi par plaisir. Ils se préparent. En gestes d’une grâce féminine, qui contrastent avec leurs yeux de fierté mâle et leurs larges épaules, ils déroulent leur pesante chevelure, et relevant leurs bras cerclés de bracelets, la rattachent en un nœud plus solide.