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procession, gros comme des jambes de brahme, où trois ou quatre cents hommes délirans s’attelleront demain pour ébranler la gigantesque machine.

À cette heure, le temple, — tout un monde de pierres, — est vide, envahi par la nuit, effrayant de sonorité et de silence ; seulement quelques brahmes des environs venus pour la fête et qui y ont cherché asile, dorment étendus sur les dalles, enveloppés de leurs mousselines blanches, comme des morts. De loin en loin, de vagues lampes suspendues, alternant avec des rayons de lune, font paraître plus infinis le peuple des idoles et la forêt des colonnes.

L’avenue dans laquelle demain, au lever du jour, le char se promènera, contourne sur ses quatre faces le farouche rempart crénelé du sanctuaire ; elle passe, vaste et droite, entre ce mur de forteresse et les vieilles maisons des brahmes, si compliquées de colonnettes, de vérandahs, de perrons que gardent des monstres de granit ; elle est animée, car cette nuit presque personne ici ne dormira ; on y voit circuler ces groupes blancs, que détaille avec tant de netteté la grande lune spectrale. Et les tours de Vichnou dominent toutes choses, pyramides de dieux et de bêtes, qui montent en plein ciel, colossales, encombrantes et noires.

Des femmes, des jeunes filles de noble caste commencent à sortir de chez elles, à s’agiter devant les seuils des portes pour faire la toilette de ce vénérable sol que le char de Vichnou va demain labourer, déchirer d’ornières profondes ; habituellement on ne les trace que le matin, les bariolages blancs sur la terre rouge ; mais le char doit passer dès l’aube ; d’ailleurs, la nuit est si claire ! Avec cette lune, on y voit comme en plein jour. Et elles ont tant de colliers de jasmin, ces femmes, ces jeunes filles ; tant de fleurs enfilées en guirlande se balancent sur leur gorge, que tous leurs mouvemens semblent remuer des encensoirs.

En voici une, toute jeune et svelte dans des mousselines noir et argent, et si jolie que, sans l’avoir voulu, on s’arrête devant elle. Chaque fois qu’elle se baisse vers la terre, chaque fois qu’elle se relève, on entend le cliquetis des anneaux précieux à ses chevilles et à ses bras. Le dessin qu’elle trace sur le sol, et qu’elle invente à mesure, paraît d’une fantaisie charmante… Donc, mon guide de ce soir, qui est aussi un homme de caste noble, un Vellana, ose lui parler et, de ma part, lui demande de me prêter un moment la cendre blanche, afin que