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dans notre avenir, j’entends : l’avenir de l’espèce ; et la critique de Taine n’eût-elle établi que ce seul point, j’ai à peine besoin de vous montrer la grandeur du service qu’il nous aurait rendu !

Mais nous trompons-nous ? et s’est-il trompé lui-même sur la nature de ces rapports ? Ici, Messieurs, la question est double, et il faut distinguer. Il a pu se tromper dans l’appréciation des faits, je veux dire que, comme il a pu se tromper dans ses jugemens sur la Révolution française ou sur le génie anglo-saxon, de même donc il a pu se tromper en quelques-unes de ses conclusions générales, et par exemple, à mon avis, quand il a vu, dans la possibilité pour chaque individu « de se développer selon sa nature propre, » la marque ou le signe de la supériorité d’une civilisation. « Individualisme » ou « socialisme ? » La question n’est pas si facile à résoudre, et je ne la résoudrais pas comme Taine. Mais où certainement il ne s’est pas trompé, c’est en faisant de la question morale la plus importante de toutes. Il y tendait déjà, je vous l’ai fait observer tout à l’heure, quand il érigeait « le degré de bienfaisance du caractère » en critérium suprême de la valeur de l’œuvre d’art. Il y revient, il y appuie dans ses Origines de la France contemporaine. S’il condamne le programme jacobin, c’est en tant que contradictoire à tout ce qu’exigent de l’homme moderne la « conscience » et l’« honneur. » S’il trace de Marat, de Danton, de Robespierre, les portraits inoubliables qu’il en a tracés, — et dont je regrette seulement, pour ma part, que le second soit encore trop flatté, — ce n’est plus la curiosité de l’ « amateur de zoologie morale » ou l’enthousiasme du peintre pour un modèle dont la difformité même l’aurait séduit, c’est l’indignation du moraliste qui guide son pinceau. Quand il arrive à Napoléon, c’est la sévérité de son idéal moral, je serais tenté de dire, Messieurs, c’en est à la fois l’étroitesse et la hauteur qui le rendent injuste pour la mémoire de ‘homme dont Lamartine avait mieux dit :


Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
N’est pas une de vos vertus ?


Il y a aussi, dans un essai de Macaulay sur Clive, un développement classique sur « la mesure d’indulgence extraordinaire » à laquelle ont droit « les hommes extraordinaires » qui ont accompli « des choses extraordinaires. » Mais ne trouverez-vous pas curieux, et encore plus instructif, qu’au terme de sa carrière nous soyons tentés d’adresser à Taine le reproche que vous l’avez entendu lui-même adresser si vivement aux « Philosophes français du XIXe siècle ? » Défendons-nous