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Voilà pour la conscience, et voici maintenant pour l’honneur :

« Aujourd’hui, tout homme de cœur, le bourgeoisie paysan, l’ouvrier a son honneur comme le noble. Lui aussi, à travers les envahissemens de la société qui l’enveloppe et se réserve son enclos privé, sorte d’enceinte morale où il a déposé ses croyances, ses opinions, ses affections, ses obligations de fils, de mari, de père, et tout le trésor intime de sa personne. Cette forteresse-là est à lui seul ; nul, même au nom du public, n’a le droit d’y entrer ; la livrer serait une lâcheté : plutôt que d’en remettre les clefs, il faut se faire tuer sur la brèche : quand cet honneur militant se met au service de la conscience, il devient la vertu même. »

Et l’historien ajoute :

« Telles sont aujourd’hui les deux idées maîtresses de notre morale européenne : par l’une l’individu s’est reconnu des devoirs dont rien ne peut l’exempter ; par l’autre, il s’est attribué des droits dont rien ne peut le priver : sur ces deux racines notre civilisation a végété et végète. »

Quand il dit : « végéter, » il veut dire qu’elle a vécu de ces idées, et, par un effet de style assez rare, l’exacte propriété de l’expression nuit ici à la clarté de la pensée. Mais vous voyez, sans doute, l’intérêt de la remarque finale. Le vice et la vertu peuvent bien être, sont même vraiment, en un certain sens, des « produits » comme le « vitriol et le sucre, » mais, dans leur composition ou dans leur définition, il entre quelque chose de proprement humain, j’entends, et je crois l’avoir déjà dit, à quoi c’est la science même qui nous interdit d’assigner une origine matérielle. Scientifiquement, ni l’honneur ni la conscience ne se peuvent expliquer par le seul concours des forces physico-chimiques, ou même par leur transformation. En vérité, ce sont ici des créations d’un autre ordre. Oui, je dis bien : des « créations, » et je puis ajouter des créations d’un ordre qu’on peut appeler déjà « surnaturel, » puisque leur apparition dans le monde a interrompu, bien loin d’en résulter, le mécanisme fatal ou le jeu naturel des effets et des causes. Quelque chose n’existait pas avant elles, qui date vraiment d’elles, et nous tenons en elles ce que le déterminisme nous a mis si longtemps au défi de lui montrer : des origines premières et des commencemens absolus.

Faisons maintenant un pas de plus. Que valent ces idées de « conscience » et d’ « honneur ? » Nous y reconnaissons les « idées maîtresses » de notre morale européenne, et les ouvrières de notre civilisation. Mais d’autres civilisations ont existé, que gouvernaient d’autres idées, la chinoise, la musulmane ; d’autres « consignes, » c’est le mot