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l’homme, il y en a donc entre l’histoire naturelle et la science des « produits de l’esprit humain. » Mais, après cela, les « produits de l’esprit humain » sont les « produits de l’esprit humain ; » et quel droit avons-nous de les confondre avec les œuvres de la nature ? C’est une première difficulté. Pour ma part, je suis de ceux qui croient, avec Pascal, contre Spinoza, que l’homme est dans la nature comme un empire dans un empire, borné, si l’on le veut, de tous côtés par elle, mais indépendant d’elle et soumis à ses lois, à lui. Supposons, cependant, qu’on ait le droit de faire cette confusion ; celui que l’on n’a certainement pas, c’est, Messieurs, de raisonner de littérature ou d’art en dehors et indépendamment de l’émotion que l’art et la littérature procurent à notre sensibilité, puisque cette émotion n’est pas seulement leur objet, mais leur raison d’être, et j’ajoute leur origine historique. Il n’y a pas d’architecture ni de peintures naturelles. Toute œuvre d’art est une création entièrement humaine. La lavande et le thym n’ont pas été faits pour être « odorés ; » le cheval pour être monté, le chien pour nous aider à garder nos moutons ; mais il est difficile de prétendre que la Vénus de Milo n’ait pas été faite pour être regardée, Hamlet pour être joué, la Symphonie pastorale pour être écoutée. Pour ce seul motif, il ne suffit donc pas de les « caractériser » en soi et en dehors de nous. Leur premier caractère, leur caractère vraiment essentiel, est celui qui répond à l’émotion que ces œuvres nous procurent. Conçues et réalisées pour un objet, qui est de « plaire, » au sens large, au sens noble et élevé du mot, nous n’en disons rien de « caractéristique » si nous ne les définissons par rapport à cet objet.

Qu’est-ce à dire, Messieurs, sinon qu’en demandant à la science le fondement objectif du jugement critique, on ne résout pas le problème, on l’élude. Les valeurs naturelles sont une chose, les valeurs esthétiques en sont une autre. Je vous demande ce que vaut une toile de Rembrandt, si j’ai raison d’y prendre du plaisir, et quelle est la qualité de ce plaisir ? Vous me répondez que vous ne me le direz pas et qu’au surplus cela importe peu. Comment ; cela importe peu ? Mais, au contraire, c’est cela seul qui importe, et le reste ne vient qu’ensuite. Taine a su s’en apercevoir, et aussi l’un de ses livres les plus importans, sa Philosophie de l’Art, qui n’est pas l’un de ceux que l’on cite le plus souvent, n’en est-il pas moins l’un de ceux qui font vraiment époque dans l’histoire de la pensée.

Non pas du tout qu’il y repousse ou qu’il y contredise aucun des principes qu’il a précédemment posés ; et même on pourrait dire qu’il ne réussit pas mal à en accorder la première et systématique