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l’Odyssée au-dessus de la Chanson de Roland. C’en était un quand je ne consultais que mon impression personnelle, et que je faisais de mon plaisir la mesure de mon opinion. J’étais alors non pas du tout, comme on le croit, un indépendant, mais un hérétique en critique. Mais il ne s’agit plus ici de moi, de mon plaisir ou de mon impression : non seulement j’ai commencé par en faire abstraction, mais toute la méthode n’a eu pour objet que de soustraire mon assertion finale à ce qui pouvait en altérer le caractère d’impersonnalité. Que j’y aie d’ailleurs ou non réussi, ce n’est pas là le point. L’excellence de la méthode ne va pas jusqu’à garantir l’habileté de celui qui s’en sert. Une méthode n’est qu’un instrument : il faut savoir la manier. Mais si je l’ai bien maniée, le résultat est certain, et on n’y peut pas échapper. Les raisons qui font que Beethoven est supérieur à Offenbach sont du même ordre que celles qui nous ont obligés de classer le chien ou le chat, je suppose, au-dessus de l’ornithorynque. Elles sont intrinsèques, objectives, scientifiques. Mon goût, le vôtre, le goût en général n’a rien à voir dans mes conclusions. Elles sont vraies précisément de ce qu’elles ne sont pas miennes ; le fondement en est extérieur à vous comme à moi ; si vous les contestez, ce n’est pas à moi, mais à la vérité que vous vous en prenez. Vous parlez de ce que vous n’avez pas étudié ; vous ne prouvez que l’étendue de votre ignorance ; — disons plus poliment, de votre incompétence. Est-ce que vous définissez a priori les propriétés de l’alcool ou de l’éther ? Pourquoi donc voudriez-vous sans étude ni préparation parler de Dante ou de Pétrarque ?

Notons bien ce point : il est capital ; le jugement critique, en devenant scientifique, perd le caractère de subjectivité qui permettait d’en disputer. Les constatations de l’histoire, de la littérature et de l’art ont exactement la même valeur que celles de la physique ou de la mécanique. Les sciences morales sont effectivement « soudées » aux sciences naturelles, qu’elles prolongent, et s’il faut d’ailleurs convenir qu’elles en diffèrent, ce n’est plus en substance, mais uniquement par un degré de complication ou de complexité de plus. Vous remarquerez ici qu’il y a déjà un pas de fait en avant, et que ce positivisme diffère sensiblement de celui de Littré pour se rapprocher de celui d’Auguste Comte. Nous allons voir comment il devait bientôt le rejoindre et le dépasser.

Ce qui ne pouvait en effet échapper longtemps à un esprit de la pénétration, et de la loyauté intellectuelle de Taine, c’est ce qui vous a déjà, je pense, paru sujet à discussion dans l’exposé de cette méthode même. Il y a certainement des analogies entre la nature et