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ce tableau de la nature, interprété par lui-même, sans idée préconçue, dégager, si nous le pouvons, les lois de l’organisation, de l’évolution et de la vie, tel a été le dessein de Taine dans son La Fontaine et ses Fables, dans ses Essais de critique et d’histoire, dans son Histoire de la littérature anglaise.

Vous voyez bien, Messieurs, la méthode ! Peu de gens la pratiquent, mais les principes ou plutôt les recommandations nous en sont devenues familières. Elle est, encore une fois, tout à fait analogue à celle des sciences naturelles, de la botanique ou de la zoologie. Comme en zoologie et comme en botanique, la détermination du caractère essentiel, sous le nom de « faculté maîtresse, » en fait le principal objet. Les « grandes pressions environnantes » qui sont, comme en zoologie et comme en botanique, « la race, » « le milieu » et le « moment, » nous rendent compte à leur tour des modifications que subit, au cours de l’évolution de la littérature ou de l’art, cette « faculté maîtresse. » Tels milieux seront plus favorables au développement de la faculté dramatique, et tels autres, à l’épanouissement de l’imagination oratoire. Le génie lui-même est « conditionné » par le moment, et Raphaël ou Titien ne pouvaient pas plus être contemporains de Giotto que Beethoven ou Wagner des commencemens de leur art. Il y a des familles naturelles d’esprit, comme il y a des espèces animales ou végétales : des félins et des rongeurs, des solanées et des graminées. Nous pouvons les reconnaître : ce n’est qu’une question de conscience et de science. Les Hindous ont eu « la tête épique, » et les Chinois ne l’ont pas eue : voilà un fait. Le génie dramatique a fait défaut aux Sémites, en voilà un autre. L’objet de la critique est de mettre ces faits en lumière et de les enchaîner, de les subordonner à des lois plus générales qu’eux-mêmes, et de leur communiquer enfin la certitude qui est inséparable des faits bien observés, des classifications bien faites, et des lois scientifiquement démontrées.

Car, ne nous y trompons pas : c’est toujours ici l’arrière-pensée de Taine. On reproche aux « jugemens » d’être personnels et changeans : nous ne jugerons donc pas. Mais, entendons-nous bien : une constatation n’est pas un jugement : je parle ici la langue de l’usage, non celle des philosophes ou des logiciens. Ce n’est pas un jugement que de dire que deux et deux font quatre, et ce n’en est pas un que d’affirmer que le renard est de la famille du chien. Ce n’en est pas un non plus de faire observer que parmi les félins le tigre ou le lion sont plus forts que le chat. Pareillement, Messieurs, ce ne sera donc pas un jugement si je dis que Racine est supérieur à Pradon, ou si je mets