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« L’avez-vous embrassée pour de vrai ? » C’était une allusion à miss Barbara, la fille de l’avocat général, qui avait été la confidente de son amour pour Catriona. Alors j’éprouvai une telle surprise que j’en fus tout secoué. — « Miss Grant ! m’écriai-je, tout en désordre. Oui, je lui ai demandé de me donner un baiser d’adieu, ce qu’elle a fait. — Ah ! très bien ! alors vous m’avez donné un baiser à moi aussi, à tout hasard. » Sur ce mot étrange et doux, je vis la pente où nous avions glissé, je me levai et l’aidai à se relever. — « Cela ne convient pas, dis- je. Cela ne peut pas, ne doit pas continuer ainsi. » Puis, un silence pendant lequel il me fut impossible de prononcer une parole. « Et maintenant, allez vous coucher ! dis-je, allez au lit et laissez-moi. » Elle se tourna pour m’obéir comme un petit enfant et bientôt je m’aperçus qu’elle s’était arrêtée dans le corridor. « Bonne nuit, M. David, s’écria-t-elle. — Oh ! bonne nuit, mon amour ! » m’écriai-je en poussant un soupir, et je l’avais reprise dans mes bras et la serrais à la briser. Un moment après, je l’avais poussée dehors, je fermai la porte avec violence et je restai seul. »

Essayons, en terminant, de caractériser l’œuvre de R. L. Stevenson et de marquer sa place dans le roman anglais contemporain.

Le premier trait qui le distingue à mes yeux, c’est la jeunesse ; disons mieux, l’adolescence. Il en a les qualités comme les défauts. Stevenson est resté toute sa vie un enfant de vingt ans, exubérant, entreprenant, brave, généreux, fier de son indépendance, mais risquant tout pour goûter des sensations nouvelles, jouant avec la vie, comme un homme qui se sent condamné à mort et se mettant, dans ses romans, au-dessus de l’étiquette sociale et même parfois des règles de la morale. Il a d’ailleurs, comme Victor Cherbuliez, soutenu la distinction entre les deux domaines, celui de l’art et celui de la morale, et revendiqué pour les œuvres d’art littéraires ou plastiques le droit de viser à leur idéal propre, sans souci de l’effet moral. Et le fait est que des personnages qui ont le beau rôle comme Alan Breck ou Saint-Ives ou même son héros favori, David Balfour, sont peu scrupuleux dans le choix de leurs moyens d’action. Mais est-ce à dire que ses romans d’aventure soient d’une lecture dangereuse et puissent émousser, chez les jeunes lecteurs, le sens moral ?

Je ne le pense pas, car ses ouvrages sont tous pénétrés d’un très vif sentiment du droit. L’injustice le révolte, — surtout