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de Loti. Pour donner une idée de l’œuvre de Stevenson, nous citerons ici l’épisode de la jeune Indienne, qui veut se retirer, pour délivrer son mari de la malédiction du tabou : « Je suis honteuse, lui dit-elle ; je te croyais hors de danger. Le vieux Case m’avait dit que tu n’avais peur de rien, que tu m’aimais passionnément. — Tabou sur moi ! s’écria-t-elle, en mettant le doigt sur son sein, comme elle avait fait la nuit de notre mariage ; maintenant, je m’en vais et le tabou disparaîtra avec moi. Et alors, tu auras tout plein de copra. Tu préfères cela, n’est-ce pas ? Tofa alü (adieu, chef.) — Arrête ! m’écriai-je. Pas tant de hâte ! — Elle me jeta un regard de côté avec un sourire. — Tu vois, tu auras du copra, dit-elle du ton dont on offrirait des dragées à un enfant. — Ouma, lui dis-je, entends raison. Je ne savais rien du tabou, c’est un fait, et Case paraît bien nous avoir trompés tous les deux. Mais je n’ai peur de rien, je t’aime ardemment. Ne pars pas, ne me laisse pas, j’en aurais trop de chagrin. — Tu ne m’aimes pas, s’écria-t-elle, tu m’as dit de vilaines paroles !

« Et elle se jeta à terre, dans un coin de la chambre et se mit à pleurer et à sangloter comme un enfant. C’est étrange, comme cela touche un homme, quand il est amoureux. Wiltshire essaya d’abord de la calmer par de douces paroles, mais en vain ; il caressa ses cheveux avec la main et peu à peu ses sanglots cessèrent, elle leva la tête vers moi : « Tu parles pour de bon ? C’est vrai que tu veux me garder ? demanda-t-elle. — Ouma, lui dis-je, je donnerais le copra de toutes les mers du Sud plutôt que de te perdre ! » ce qui était une expression très forte, — mais le plus étrange, c’est que je prenais la chose au sérieux. Alors, elle se leva, se jeta dans mes bras, et pressa son visage contre le mien, ce qui est la manière de baiser des Iles, en sorte que je fus tout mouillé de ses larmes, et mon cœur se donna tout entier à elle. Jamais être au monde n’a été si près de mon cœur que ce brin de fille naïve. Elle était jolie à croquer, il semblait qu’elle fût mon unique amie dans ce pays étrange, je rougissais de lui avoir parlé rudement. Elle était femme et ma femme, et, en outre, une sorte de bébé à qui j’aurais bien eu regret d’avoir fait de la peine ; le sel de ses larmes était sur mes lèvres... Tabou, copra, maison de commerce, j’oubliai tout auprès d’Ouma ! »

Dans le Maître de Ballantrae, l’amour ne joue pas le rôle saillant et puissant ; c’est l’inclination gardée par une femme pour son fiancé qui allume la haine entre deux hommes. On