Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sœurs de charité, qui est une merveille de propreté. Là, il faisait une partie de croquet avec sept jeunes lépreuses sans vouloir mettre de gants, prenait le souper avec les sœurs et retournait coucher à Kalavao. « J’ai vu ici, écrivait-il à son ami M. Sidney Golvin, des scènes inénarrables, et pourtant jamais je n’ai tant admiré la pauvre espèce humaine, ni tant aimé la vie qu’ici. Il plane sur cet endroit, peuplé de Gorgones et de Chimères, comme une horreur de beauté morale. Cette expression ne fait-elle pas l’effet de mauvais Victor Hugo ? »

Quant au Père Damien, Stevenson professait pour lui une sincère admiration. L’année suivante, il lut dans une feuille religieuse un article td’un certain Révérend Hyde, ministre à Honolulu, qui s’était permis d’émettre sur le compte du P. Damien de graves insiuuationset prétendait qu’en se dévouant aux lépreux il n’avait obéi qu’à un mobile intéressé. Apprenant que cet article avait fait renoncer au projet d’élever à Londres un monument à ce prêtre dévoué, il éclata d’indignation et lui adressa une verte réplique (2 août 1890). « Le P. Damien, y disait-il en substance, fut sans doute un paysan d’Europe sale, bigot, peu véridique, peu sage, rusé ; mais superbe de générosité, de candeur et de bonne humeur inaltérable. Convainquez-le qu’il avait eu tort, — cela prenait parfois des heures, — et il défaisait ce qu’il avait fait et n’en aimait que mieux celui qui l’avait corrigé. C’était un homme, avec toute la saleté et la mesquinerie humaine ; mais, quand même, un héros et un saint[1]. »

Ce premier voyage maritime lui ayant procuré un regain de santé, Stevenson repartit d’Honolulu (24 juin 1889), à bord du steamer l’Ecuador, et visita les îles Gilbert, où il résida quelques mois, assez pour faire de curieuses observations sur les coutumes des habitans. De là, il se rendit à l’île d’Oupolou (archipel de Samoa), 7 décembre 1889, où, frappé de la beauté du site, il acheta une propriété sur le versant d’une montagne, à 3 kilomètres en arrière de la ville d’Apia et à 200 mètres d’altitude, pour y faire bâtir une maison. Ensuite, il passa à Sydney où il prit sa correspondance d’Europe et, après avoir fait une fugue à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) et aux îles Paumotou, il retourna à Apia, où il se fixa définitivement (octobre 1890).

Stevenson a raconté cette première impression, qui décida du

  1. La lettre fut publiée à Sydney, sous forme de brochure, et reproduite par le Scots Observer d’Édimbourg.

TOME XI. — 1902. 12