Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

merveilleux. Qu’on se rappelle les Adam et Eve, un peu antérieurs, à Florence, dans la chapelle Brancacci, ceux de Masolino, sous l’arbre du péché, longs, mous, encore vacillans sur leurs pieds incertains, puis ceux de Masaccio, chassés par l’ange, bien musclés, cette fois, vrais et vivans, et fuyant sous le châtiment, avec des gestes d’angoisse, si douloureux et si poignans, qu’aucun peintre, Raphaël compris, n’a jamais osé, depuis quatre siècles, en chercher d’autres ! On sentira bien que, du premier coup, les Van Eyck pour la technique, ont rejoint les Italiens et déjà, sur plusieurs points, les ont dépassés. On sentira bien aussi la différence des deux génies, deux génies déjà complets, le génie florentin et le génie flamand ! Tandis que Masaccio n’emprunte à la réalité vivante que les élémens indispensables à la vraisemblance plastique de son évocation dramatique, Van Eyck, plus intimement passionné, ainsi que tous ses compatriotes, pour les œuvres mêmes de la nature, s’en tient à cette réalité comme à un idéal suffisant pour soutenir son enthousiasme d’artiste et exiger de lui l’effort de toutes ses facultés. Rien ici, assurément, du sensualisme mystique qui inspirera Victor Hugo dans le Sacre de la Femme ; rien non plus du réalisme brutal qui, chez Rembrandt, précurseur de Darwin, incarnera le père et la mère du genre humain en deux sauvages des bois. Quelque ouvrier besogneux de Gand ou de Bruges, quelque servante obéissante, auront bien voulu se déshabiller devant Messire Jean Van Eyck, peintre et valet de chambre de Mgr le duc de Bourgogne, Philippe l’Asseuré. Modèles choisis assurément, mais modèles imparfaits, comme tous les êtres réels, assez surpris de se trouver dans cette tenue insolite, couvrant maladroitement leur nudité, ne pouvant cacher ni les rougeurs de leurs mains laborieuses, ni celles de leurs pieds fatigués, ni certaines maigreurs excessives en quelques parties de leurs corps, ni certaines saillies importunes en quelques autres. De quel œil hardi et sûr le bon maître a vu, compris, analysé tous les détails de ces corps jeunes et sains ! Avec quelle science scrupuleuse et patiente, quel chaud amour, quel respect grave de la vérité, il les a transportés, parmi les dieux et les saints, tout vifs, tout frémissans, un peu honteux, sur les volets du triptyque sacré, les créatures auprès de leur créateur ! L’exactitude et la force du rendu, d’un rendu si complet et si franc qu’il offense la pruderie moderne, dans une matière souple et grasse, ne sauraient aller au-delà.