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dans des conditions toutes nouvelles. Actuellement notre devoir politique est de nouer des relations nouvelles, utiles, de refaire nos forces… »

De même en Russie. Le parti « anglomane » domine dans le conseil intime de l’empereur. Alexandre, à mesure qu’il sort de la chrysalide, se croit appelé à régénérer l’Europe monarchique, à détruire l’œuvre de la Révolution, à substituer l’hégémonie russe, pour la justice et le droit, à la suprématie que la République exerce par l’injustice et la force ! Le prestige de Bonaparte l’incommode : il voudrait s’en affranchir. La gloire du Consul lui semble une usurpation de sa propre gloire. L’aventurier corse prend la place que Catherine-la-Grande destinait à son petit-fils. L’ambition se dégage en lui sous forme de jalousie, et la jalousie se colore d’un libéralisme de parade. Cet autocrate disserte sur les libertés françaises en des termes que ne désavouerait pas Benjamin Constant. On croit entendre un commensal de Mme de Staël, qui condamne tes envahissemens de la dictature. « Je suis bien revenu, avec vous, mon cher, sur notre opinion sur le Premier Consul, » écrit-il à son précepteur, le républicain suisse La Harpe, le 7 juillet 1802. « Depuis son consulat à vie, le voile est tombé… Il s’est privé de la plus belle gloire réservée à un humain, et qui seule lui restait à cueillir : celle de prouver qu’il avait travaillé sans aucune vue personnelle, pour le bonheur et la gloire de sa patrie, et, fidèle à la constitution qu’il avait jurée lui-même, remettre, après les dix ans, le pouvoir qu’il avait en main. Au lieu de cela, il a préféré singer les cours, tout en violant la constitution de son pays. Maintenant, c’est un des tyrans les plus fameux que l’histoire ait produits. » Et cette phrase est bien un des pastiches les plus divertissans que la singerie littéraire ait inspirés !

La diplomatie russe agit en conséquence. « Il serait bien singulier, écrivait Kotchoubey à Worozof, à Londres, si l’on allait encore travailler en Europe à remettre la puissance française sur mer. Les Anglais seuls balancent, par leur prépondérance sur cet élément, la suprématie des Français sur terre. Que cette balance disparaisse et rien ne s’oppose plus à ce géant. » Sur la foi de Woronzof, les Russes voient dans le traité d’Amiens une œuvre de faiblesse, de « lâcheté, » impopulaire en Angleterre, dangereuse, inexécutable. Ils mandent à Markof de surveiller de près le Premier Consul, principalement sur l’article