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représentans de toutes les croyances religieuses et de toutes les opinions philosophiques. Que réclament-ils, aussi bien les uns que les autres ? La liberté qui enfante la concurrence, la concurrence d’où sort naturellement le progrès. Nous voudrions citer toutes ces lettres ; leur grand nombre ne nous le permet pas ; mais, parmi elles et au point de vue où nous venons de nous mettre, il en est une qui mérite une attention particulière : c’est celle de M. Edmond Rousse, dont l’esprit délicat devait être froissé, et l’âme généreuse offensée par tout ce qui se passe aujourd’hui.

Sa lettre, qui est d’une belle et noble allure littéraire, est de plus l’œuvre d’un jurisconsulte éminent, et c’est en cela qu’elle nous touche. M. Rousse n’a pas plus de confiance que nous dans l’efficacité des manifestations de la rue. Si nécessaires, dit-il, si légitimes qu’ils soient, « ces éclats de la colère publique ont leurs retours et leurs dangers. Il est aisé d’étouffer le droit sous le nombre, et à 500 religieuses chantant des litanies à la porte de leurs couvens, l’on n’a qu’à opposer 5 000 patriotes hurlant la Carmagnole à la porte des cabarets. » Dans cette lutte à qui criera le plus fort, l’avantage final ne sera pas du côté des libéraux. Mais, grâce au ciel, il y a des lois et des tribunaux. M. Rousse rappelle le grand souvenir de Berryer qui, en 1855, « quand un pouvoir nouveau portait la main sur les biens d’une famille proscrite, » s’écriait : « Forum et jus ! Donnez-moi un prétoire où je puisse plaider publiquement ma cause ; donnez-moi des juges qui la puissent librement juger. » Qu’arriva-t-il ? « Berryer, continue M. Rousse, trouva des juges pour lui faire gagner sa cause ; et quoiqu’un coup de force en ait empêché l’exécution, l’œuvre de justice a laissé sa marque sur le pouvoir qu’elle avait condamné. Jusqu’à sa chute il en a gardé l’empreinte. » On trouvera peut-être des sceptiques qui ne partageront pas toute la confiance de M. Rousse ; mais comment n’être pas ému de la manière dont il l’exprime ? « Que tous ceux, écrit-il, qui ont un droit le fassent défendre ! Que tous ceux qui ont une voix la fassent entendre ! Vaine entreprise ! dira-t-on. Et avant que l’on ait commencé de plaider, le jugement n’est-il pas connu d’avance ? Si l’on dit cela, on se trompe. On aura beau épurer les juges, en choisir de nouveaux et les épurer encore, chercher à les séduire par des promesses ou à les effrayer par des menaces, il y a des choses que, — le voulût-il, — un magistrat ne peut pas faire, des iniquités qu’il ne peut pas commettre. Tout le retient, tout le gêne, tout le défendrait, au besoin, contre lui-même : le lieu où il siège, la robe qu’il porte, le voisinage du collègue intègre avec lequel il faut se trouver chaque