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qu’œuvres d’art, ne soient indépendantes de la sensualité grossière qui risque de s’éveiller, à leur contact, dans les âmes grossières.

Si maintenant nous entendons par « amour » l’instinct profond qui attire les deux sexes l’un vers l’autre, l’amour ainsi entendu paraît bien avoir des rapports assez intimes avec la beauté. A tous les degrés de la nature organique, depuis la plante jusqu’à l’animal le plus développé, on a l’impression que la beauté est comme stimulée par l’attrait du sexe. C’est dans les fleurs, organes sexuels des plantes, que se trouve concentrée la beauté du règne végétal. Le chant des oiseaux est lié à leurs amours ; de même l’éclat de leur plumage ; et il n’y a pas jusqu’au sens artistique de la construction qui ne coïncide, chez eux, avec l’instinct sexuel les portant à se bâtir des nids. Chez les animaux, semblablement, l’amour produit un surcroît de beauté : les naturalistes ne nous parlent-ils pas d’espèces animales chez qui l’époque de l’accouplement amène ce qu’ils appellent « des robes de noces ? » Enfin, chez l’homme, la vie sexuelle et la beauté commencent et finissent à peu près en même temps. Et en effet, d’après M. Mœbius, « l’amour peut être considéré comme le père nourricier de la beauté. » Ou encore : « L’amour est l’éclat du soleil qui fait épanouir la fleur de la beauté. De même que le soleil ne saurait créer une fleur, de même l’attrait sexuel ne saurait produire le sentiment ni la création esthétiques. Mais de même que les plantes ont besoin du soleil pour fleurir, de même les instincts artistiques ont besoin de la flamme de l’amour pour se développer. »

Aussi M. Mœbius est-il porté à croire que, chez l’homme primitif comme chez l’animal, l’instinct amoureux a joué un grand rôle dans la mise en œuvre des instincts artistiques. Mais, ajoute-t-il, un moment est venu où l’homme s’est affranchi de la tutelle de son « père nourricier. » Et de même que l’oiseau, enfermé dans une cage, en arrive souvent à chanter durant toute l’année, de même l’ait, en s’émancipant des attaches de la sexualité, est devenu à la fois plus actif et plus fort. De telle sorte qu’aujourd’hui la relation de la beauté et de l’amour pourrait assez bien se définir par l’image d’une jeune fille amoureuse. La jeune fille n’apporte à son amour aucune sensualité, puisqu’elle ignore tout des plaisirs sensuels, mais ce n’en est pas moins l’attrait profond du sexe qui, sans qu’elle en ait conscience, agit en elle et la pousse à aimer. Pareillement l’humanité d’aujourd’hui, quand elle goûte la beauté, se figure éprouver là un plaisir tout idéal, absolument pur et désintéressé, tandis que, au fond, ce plaisir qu’elle éprouve a eu son origine dans l’attrait sexuel et n’en est, pour ainsi dire, qu’une conséquence.