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sorte d’obstacles. Et ils ajouteront que, au moment où ils produisent, ils ont l’impression d’être saisis d’une fièvre, d’être transportés au-delà du monde réel, d’obéir à ce qu’on appelait autrefois « l’inspiration. » Nous adresserons-nous à la zoologie, pour rechercher l’origine possible du sentiment artistique dans l’évolution animale ? Nous verrons que certains animaux paraissent connaître ce sentiment, mais sans que rien nous indique d’où ni comment ils l’ont pris. Consulterons-nous l’histoire des sociétés humaines ? Nous y trouverons, dès le début, des arts et des artistes, ce qui achèvera simplement de nous prouver à quel point les divers sentimens artistiques sont bien des besoins naturels, des facultés irréductibles et inexplicables. Et pour ce qui est de l’ethnographie, « toute la science des races est un chaos sans issue, de telle manière qu’on peut aisément dire une foule de choses sur l’influence du sol et du climat, mais que tout ce qu’on peut en dire ne signifie rien. »

Enfin, l’histoire des arts nous démontre que le talent est toujours un don inné, et ne s’acquiert point. Il est assez souvent héréditaire, mais souvent aussi il ne dépend en aucune façon de l’hérédité. M. Mœbius a fait, à ce sujet, une abondante et minutieuse enquête dont les résultats sont assez curieux. Sur 2 365 noms de peintres, il en a trouvé 1 598 qui ne figurent qu’une seule fois dans l’histoire de la peinture, c’est-à-dire qui désignent des artistes dont les parens, selon toute vraisemblance, n’étaient que faiblement pourvus de talens artistiques. Dans les cas où l’hérédité du talent existe, elle se produit invariablement du père au fils ou à la fille : le talent de la mère ne se transmet pas. Ou plutôt, d’après M. Mœbius, le talent de la mère ne se transmet aux enfans que dans le seul art de la poésie. On ne connaît pas un peintre ni un musicien qui ait hérité ses dons de sa mère. Mais, en revanche, dans la biographie des grands écrivains, où d’ailleurs les cas d’hérédité sont infiniment plus rares, on découvre très souvent des traces incontestables d’une influence maternelle. Ace point de vue comme à plusieurs autres, M. Mœbius est tenté de voir, dans la poésie, un art plus différent de la peinture et de la musique que ceux-ci ne le sont l’un de l’autre : un art pour ainsi dire plus raffiné, plus « civilisé, » plus essentiellement féminin.

Ce qui prouve bien aussi la spécialité foncière du talent artistique, c’est que ce talent s’accommode, chez les divers artistes, des tempéramens les plus différens. Il n’implique ni la vigueur ni la faiblesse du corps, ni la cupidité ni le désintéressement, ni le courage ni la lâcheté, ni même, contrairement à ce que l’on a prétendu, un penchant spécial