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recommencer la lutte. Il a fait préparer un immense convoi de vivres et de munitions, trois cents chariots qui débordent de blé, pleins de vin, de fruits et de légumes, des troupeaux de moutons et des troupeaux de bœufs, des tonneaux de poudre et des lingots de plomb : de quoi vaincre Florence et faire refleurir sa rivale. Ce convoi entrera dès ce soir dans la ville, mais à une condition : c’est qu’on enverra en échange, pour la livrer à Prinzivalle, durant une seule nuit, car il la renverra aux premières lueurs de l’aurore, une femme. Cette femme qui viendra seule et nue sous son manteau, c’est Monna Vanna, la belle-fille de Marco, la femme de Guido. C’est ici la lutte entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun. Guido sacrifiera-t-il son amour et son honneur au salut de la patrie ? Vanna sacrifiera-t-elle son devoir d’épouse à un devoir supérieur ?

Vanna n’hésite pas : elle se livre. Elle arrive, en victime frémissante et résignée, auprès du maître qui lui fait horreur. Mais tandis qu’elle s’attendait à trouver dans le vainqueur une brute lubrique, Prinzivalle l’accueille avec déférence et respect. Il lui donne le mot de l’énigme et lui explique le vrai sens de ce qui semblait un caprice de barbare. Il aime Monna Vanna depuis le temps de leur enfance, et réveille dans la mémoire de la jeune femme de lointains et purs souvenirs. Depuis qu’il a été séparé d’elle, il ne rêve que de la retrouver et de lui faire entendre l’aveu enfoui dans son cœur. A la réalisation de ce rêve il est prêt à tout sacrifier : il abandonne Florence, et il accompagne Vanna dans Pise, s’exposant aux représailles probables des Pisans, à la colère certaine de Guido.

Cependant le convoi est entré dans la ville, et les habitans ont salué leur délivrance par d’immenses feux de joie. Vanna en face du spectacle magnifique a comme la sensation de la gloire qu’elle doit à l’amour désintéressé de Prinzivalle. « Toutes les tours resplendissent et répondent aux étoiles. Les rues forment des routes de lumière dans le ciel. Je reconnais leurs traces ; je les suis dans l’azur comme je les suivais ce matin sur les dalles. Voici la Piazza et son dôme de feu, et le Campo Santo qui fait une île d’ombre. On dirait que la vie qui se sentait perdue revient en toute hâte, éclate le long des flèches, rejaillit sur les pierres, déborde des murailles, inonde la campagne, vient à notre rencontre et nous rappelle aussi. Écoute, écoute donc ! N’entends-tu pas les cris et le délire immense qui monte comme si la mer avait envahi Pise, et les cloches qui chantent comme au jour de mes noces ? Ah ! je suis trop heureuse, et deux fois trop heureuse en face de ce bonheur que je dois à celui qui m’a le mieux aimée ! »