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sur La Vie des Abeilles, qui a, lui aussi, une valeur de symbole. Le livre est charmant, et pour qui voudrait seulement s’initier aux mœurs des abeilles, il offre des tableaux inoubliables. C’est, au dedans de la ruche, l’activité incessante et réglée ; c’est, au dehors, dans l’air vibrant d’ailes, l’essaim bruissant des chastes buveuses de rosée ; c’est le cortège que fait à la reine le bataillon empressé de ses sujettes ; c’est la lutte de la reine se lançant dans une clameur de guerre contre l’étrangère et l’usurpatrice. Voici les bourdons, les mâles inutiles et oisifs se prélassant dans leur fatuité de prétendans, encombrant la ruche, se gorgeant de nourriture, gloutons et malpropres. Les malheureux ! L’un d’entre eux aura seul l’honneur d’être pour un instant l’époux royal, honneur qu’il paiera de sa vie ; et ce sera aussitôt le signal d’un massacre général ; les ouvrières, dans la rage qui anime les travailleuses contre les paresseux, se jetteront toutes ensemble, dans un irrésistible élan, sur ces victimes condamnées et leur feront expier par une mort inexorable leur longue et scandaleuse insouciance. Les pages surtout consacrées au « vol nuptial » sont d’un beau mouvement de lyrisme : au jour qu’elle a choisi, le plus pur et le plus parfumé, la reine s’élance et monte d’un vol prodigieux, plus haut, toujours plus haut, vers les régions où l’atteindra le plus fort d’entre les mâles pour célébrer avec elle ses noces dans l’azur !…

Or le spectacle de la ruche nous donne une grande leçon. Elle, non plus, l’abeille, ne connaît pas le but auquel tendent ses efforts. Elle travaille, avec une persévérance qui depuis des siècles ne se décourage pas, à une œuvre qu’elle ignore. Ce miel pour lequel elle emprunte à la nature ce qu’elle a de plus délicat, elle n’en accumule pas pour elle-même les trésors. Au moment où la cité est florissante, c’est alors que les abeilles l’abandonnent par une renonciation héroïque. Chacune d’elles se consacre à un grand devoir commun envers un avenir qui recule sans cesse. « La reine dit adieu à la lumière du jour, au calice des fleurs et à la liberté, les ouvrières à l’amour, à quatre ou cinq années de vie et à la douceur d’être mères. » C’est le plus complet exemple du sacrifice de l’individu à la collectivité. D’ailleurs jamais de défaillances ; on n’a pas d’exemple qu’un essaim ait refusé de se mettre à la besogne, se soit laissé abattre ou déconcerter par la bizarrerie des circonstances. Rencontrent-elles un obstacle ? elles s’ingénient aie tournera leur profil. Un malheur est-il venu saccager le travail accompli ? elles ne s’attardent pas aux regrets inutiles et se remettent à leur œuvre. Elles pratiquent et elles nous enseignent la morale du travail précis, ardent, et désintéressé. Elles accomplissent