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le prophète intrépide, il est le grand poète, il est l’infatigable « semeur d’idées, » bon grain et folle avoine mêlés au gré d’un génie trop libre et trop abondant pour choisir. Le vent emportera ce qui ne doit pas durer, mais il restera en terre un trésor, le trésor de l’exemple, d’abord. Tolstoï, après une jeunesse passée dans l’ardente poursuite du faux bonheur, a mis la même passion à rechercher le bien des autres ; il s’est oublié lui-même en aimant tous les misérables, il a conjuré chacun d’eux de « créer Dieu en soi, » par la sainteté de la vie, la simplicité d’esprit, le dépouillement volontaire qui procure la plus haute richesse, fût-ce dans la dernière pauvreté.

Cette évangélique leçon ne sera pas perdue pour les siècles à venir. J’ai honte aujourd’hui de m’être arrêtée, avant de le connaître, aux petits côtés de sa carrière et de son enseignement. Il faut s’en prendre, non à Tolstoï, mais aux Tolstoïstes qui l’assiègent de leurs scrupules, qui interprètent ou dénaturent ses conseils, qui lui demandent une direction de détail qu’il est incapable de donner. Tous les réformateurs, tous les maîtres de la pensée, ont été plus ou moins compromis par leurs disciples. Tolstoï a d’ailleurs bien raison de dire qu’il n’a pas de doctrine. Il n’est ni savant, ni philosophe ; son génie est l’âme même de la Russie, une grande âme confuse, incohérente, éperdument généreuse, chez qui la soif de l’immolation volontaire est une passion et dans le mysticisme de laquelle passe comme un souffle du Nirvana bouddhique ; le rayon divin destiné à triompher y lutte encore contre le chaos, ce chaos grandiose et redoutable des mondes commençans. Mais Tolstoï est surtout l’incarnation même de la pitié appuyée sur un impérieux besoin de justice. Tel du moins il m’apparut durant cette halte sous une tente, à son gré trop somptueuse, dressée pour lui au bord du chemin. Chaque jour prêt à repartir, pour regagner peut-être son foyer avec des forces nouvelles, plus probablement pour aborder au pays d’où l’on ne revient pas et où il trouvera enfin la vérité absolue ; l’une et l’autre hypothèse étant d’ailleurs acceptées par lui avec une indifférence sereine, sans arrêt de son labeur quotidien.

Il fixe notre prochain rendez-vous à Yasnaïa Polnaïa, il prononce une dernière parole de chaude sympathie pour la France, et, en m’éloignant, j’emporte ce qu’il a laissé d’inestimable à tous ceux qui se sont approchés de lui, à ceux-là même de ses