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Confondre Tolstoï avec les violens, après l’avoir placé parmi les athées, serait une noire injustice de plus. Depuis trente ans, il ne cesse de répéter : — Toute violence est un péché, et la violence de ceux qui luttent contre la violence est de la folie. — Cependant, bien peu de temps après la visite que je lui fis à Gaspra, son nom se trouva inscrit sur l’étendard de la révolte. La petite ville de Poltava, que j’avais connue si tranquille, profita d’une représentation de la Puissance des Ténèbres pour crier : « Vive Tolstoï ! Vive la liberté ! » d’une façon qui la mit aussitôt à la merci d’une autre terrible puissance occulte, celle des gendarmes politiques. Perquisitions, arrestations s’ensuivirent, tandis que grondait d’un bout à l’autre de l’empire le bruit d’une alliance agressive entre prolétaires et intellectuels. Dans quelle angoisse la responsabilité morale de ces troubles, qui, en peu de temps, ont gagné les campagnes, dut-elle jeter l’apôtre de la réconciliation et de la paix à tout prix ! Responsabilité qu’il n’avait pas acceptée et qu’il n’aurait jamais eue sans le rôle de victime dont l’Église l’a imprudemment revêtu, tournant ainsi vers lui le flot hésitant des sympathies, le désignant à une popularité plus générale.

Sans doute il espérait mourir avant la lutte fratricide entre soldats et paysans prophétisée dans sa lettre au tsar ; mais la mort ne veut pas de lui ; le grand chêne foudroyé reste debout. Deux fois, au cours du dernier hiver, on a cru le voir tomber ; il résiste encore, le front haut ; il est encore là pour assister aux conflits qui lui déchirent le cœur, tout en répétant sans relâche : De la liberté ! Des lumières !

Certes, Tolstoï ne saurait prendre aucune part dans l’organisation du progrès qu’il réclame. Illogique, paradoxal, aveugle à tout ce qui n’est pas son idée fixe d’altruisme, il ne sera jamais de ceux à qui les individus ni les peuples peuvent s’en remettre pour la conduite de la vie pratique, en tenant compte de l’inévitable imperfection humaine. C’est sa grandeur d’ignorer les concessions, de repousser les compromis, de ne vouloir que la vérité à tout prix, l’amour à tout risque, l’accomplissement immédiat de l’œuvre, quelle qu’elle soit, qui représente le bien à faire, sans mesurer ni les obstacles, ni les devoirs contraires, ni les moyens dont on peut disposer. Que la ruine de la société présente soit, s’il le faut, le prix de sa purification et de son renouvellement ! Les premiers chrétiens parlaient de même. Il est