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crainte, car depuis longtemps il est arrivé à la communion intime, libre et directe avec Dieu, qu’il n’est au pouvoir de personne de lui ôter ; depuis longtemps il se repose dans cette négation de la vie qui, pessimisme pour les autres, n’est pour lui que le repos de celui qui croit avoir trouvé la vérité.

Nous sommes rentrés dans le grand salon, et, assis autour de la table, à la clarté des lampes, nous regardons de très jolies photographies faites aux environs par la comtesse Tolstoï.

On parle du portrait de Repine.

Il a été acheté par l’Etat pour le Musée Alexandre III, mais, en ce moment où le clergé défend aux fidèles de fixer leurs yeux sur la pernicieuse image de l’excommunié, il n’est pas probable que de longtemps celle-ci prenne place dans une galerie publique.

Je remarque avec quelle fidélité le peintre a saisi l’attitude habituelle de Tolstoï, cette manière de passera plat dans sa ceinture de cuir ses mains un peu déformées par de rudes travaux. Quand il est question des pieds nus, Tolstoï nous interrompt pour s’excuser :

— J’allais me baigner, dit-il, Repine, qui demeurait alors chez moi, m’a dit : Restez ainsi.

Et je songe avec un vrai repentir que bien des gens, parmi lesquels je fus, croient voir, dans cette fantaisie d’artiste, une pose voulue du modèle, la prétention à faire croire qu’il est moujik à ce point.

Il en est de même de toutes les autres prétendues poses de Tolstoï. L’horreur des conventions, de l’hypocrisie, la volonté de protester contre la routine du mal et en même temps une soumission pleine d’indifférence aux exigences d’autrui, quand le fond même de ses convictions n’est pas en jeu, voilà son véritable état d’âme. Je lui fais, à part moi, amende honorable.

Cependant on nous montre les portraits des nombreux enfans, car je crois qu’il en eut dix, — cet ascète est un patriarche, — avant tout celui du plus aimé, du dernier, venu longtemps après les autres, adoré de tous et enlevé si jeune, l’enfant, merveilleusement doué, de la vieillesse de Tolstoï, le petit Jean.

La Comtesse parle de lui avec une sorte de passion maternelle. « Quelqu’un, raconte-t-elle, a dit une fois : — Qu’y a-t-il de plus intéressant, de plus extraordinaire à Yasnaïa Polnaïa ? — Tolstoï, sans doute ? — Non, le petit Jean. On était venu pour Tolstoï, on reste pour le petit Jean. »