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deviner pourquoi. Comme lui, Dickens aime les petits, les pauvres, les côtés humbles de la vie, comme lui, il dénonce l’injustice, l’oppression et la cruauté. Le socialisme de George Eliot lui plaît. A propos de cette femme supérieure, je lui demande ce qu’il faut penser de ses propres théories anti-féministes, et il répond, avec la courtoisie d’un homme parfaitement bien élevé, qu’il veut la libre expansion des qualités de chacun, homme ou femme, pourvu que ce qu’on appelle la culture n’efface pas les vertus essentielles, n’engendre pas l’orgueil.

Toutes ses colères sont dirigées contre Kipling ; non seulement il déteste l’impérialisme belliqueux de l’écrivain anglais, mais il lui refuse tout talent, ce qui est aller bien loin.

L’horreur que Tolstoï a de la guerre s’est épanchée dans une brochure qu’il devait préparer au moment même où je l’ai vu, car elle parut à Paris deux mois après, datée de Gaspra[1]. Il l’a dictée pendant sa maladie, tenant à employer, disait-il, ses dernières forces à servir Dieu en cela, ne voulant pas mourir avant d’avoir donné une contre-partie au Manuel du Soldat qu’écrivit dans un autre esprit le général Dragomirov. L’opinion de Tolstoï est celle-ci : aucune force ne peut faire d’un homme vivant un objet mort dont ses chefs aient le droit de disposer à leur gré ; le chrétien ne peut livrer sa conscience au pouvoir de qui exige de lui le meurtre de ses frères. Certes, la situation de la prostituée toujours prête à livrer son corps à un maître est honteuse, mais encore plus honteuse est la situation du soldat toujours prêt au plus grand crime, le meurtre ordonné d’un homme…

Sans aucun doute, celui qui figura si vaillamment au siège de Sébastopol pense, quand il tient ce langage, à de certaines répressions qui très justement lui semblent fratricides ; l’ordre donné à des soldats de tirer sur une foule désarmée l’indigne ; mais on est effrayé cependant de la responsabilité qu’il assume dans un pays où existe rigoureusement le service militaire obligatoire. Refuser à tout prix de persister dans une condition honteuse et sacrilège ; le martyre plutôt ! voilà ce qu’il veut. Le voudrait-il encore, s’il voyait officiers et soldats interpréter ses leçons à la lettre en refusant de tourner leurs armes, non plus contre des ouvriers de fabrique ou des paysans, mais contre un ennemi extérieur ? Je refuse de le croire, car Tolstoï se

  1. Carnet du soldat, traduit par J.-W. Bienstock.