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demoiselles tatares dans la charrette couverte, allongée comme une-auge ou comme un cercueil, que l’on appelle arba. Celle-ci est peinte en vert à ramages rouges. D’un geste bien oriental, les jolies filles ramènent coquettement sur le bas de leurs visages le grand mouchoir d’un jaune vif qui les coiffe, tandis que les yeux noirs continuent à rire au-dessus de ce voile improvisé. Le soleil passe à travers la soie légère et prête aux bruns visages une auréole d’or.

Des douze villages de la vallée, Baïdar est le plus important. Ses maisons se dispersent, assez écartées les unes des autres, sur un vaste espace ; les étrangers s’y arrêtent quelquefois dans une auberge un peu rustique ; il y a, outre l’auberge, un hôpital très riant, tout en vigne vierge, quelques villas et une belle école du zemstvo autour de laquelle rôdent des enfans, garçons et filles, coiffés de fez ou de calottes en velours décorées de sequins. La plus belle propriété particulière des deux vallées, — car il y a deux vallées successives qui donnent l’une dans l’autre, — est celle du général Martinoseff ; elle n’a pas moins de 11 000 hectares. Ici, Catherine la Grande planta sa tente au cours du voyage triomphal avec l’empereur d’Autriche et Potemkine. Les Tatares étaient alors plus nombreux, plus sauvages qu’aujourd’hui, et il y avait quelque gloire pour la souveraine à les voir accourir subjugués.

Au relais, nous nous servons à nous-mêmes le déjeuner que nous avons sagement apporté, car le gîte est médiocre et envahi par une foule de voyageurs qui ne réussissent pas à se faire écouter d’une aubergiste apathique.

Mon amie ayant fait remarquer qu’on est mieux reçu dans le moindre bouchon de France, une dame présente, qui cependant n’a pas plus que les autres un morceau à se mettre sous la dent, prend la parole avec feu : « C’est donc ainsi que certains Russes dénigrent impitoyablement leur patrie, n’accordant de mérite qu’à ce qui vient de l’étranger ! La société, les hôtels, les magasins, les toilettes… On méprise, on calomnie tout ce qui est de chez soi, et pourtant… — Elle s’irrite et elle gronde en français, ce qui rend sa colère tout à fait comique. Les personnes présentes ne peuvent s’empêcher de rire. Rien de plus gai du reste que l’aspect de ce balcon rempli de voyageurs attablés devant des assiettes vides, acclamant le peu de victuailles qui leur arrivent à de longs intervalles, tandis que les chevaux, plus heureux,