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définitif : elle ne servit qu’à faire triompher une politique aussi contraire aux intérêts de la France qu’elle pouvait l’être à ceux de la Russie…

Telles sont mes pensées, tandis que trois bons chevaux nous emportent derrière la ville, sur le chemin que suivit l’armée française pour aborder Sébastopol, puis à travers des vallées profondes qui semblent frappées de stérilité depuis l’outrage de l’invasion, rappelée par une pyramide commémorative.

— Autrefois, nous dit notre cocher d’un air sombre, en montrant les collines calcaires où ne poussent que des buissons rabougris, nous avions des bois. Ils sont détruits partout où l’ennemi a passé et les propriétés ont été abandonnées par leurs maîtres, qui laissent tout en friche, comme vous voyez. Il n’y a plus ici que des morts…

Et, d’un geste large de son fouet, il embrasse trois cimetières, car nous sommes en effet par excellence sur la voie des tombeaux. Là-bas, où campèrent nos soldats, sur le plateau de Chersonèse, le cimetière français ne renferme pas moins de dix généraux ensevelis au milieu de tant de braves dont les noms ne sont pas tous inscrits sur le marbre. Le cimetière anglais se détache à son tour sur la grande silhouette apparue pour la première fois du Tchatyr-Dagh, le Mont de la Tente, le sommet principal de la haute chaîne qui court d’ici jusqu’à Kertch, séparant le bassin de la Mer-Noire de celui de la mer d’Azov. Le monument italien s’élève sur l’emplacement de la principale batterie piémontaise au sommet d’une montagne de craie. C’est l’œuvre d’un architecte italien, et des ouvriers, italiens aussi, vinrent le tailler dans le marbre gris de Crimée. Puis, en 1882, les vétérans de la guerre d’Italie, conduits par le comte Nigra, y transportèrent les ossemens des officiers tués sous Sébastopol. Dans le caveau de la chapelle funéraire dorment les généraux La Marmora, Arnoaldi, Lansovecchio. Mais combien plus lugubre que ces champs de repos, consacrés par le pieux souvenir de la patrie absente, est cet autre cimetière sans croix et sans chapelle, la gorge sinistre où eut lieu ce qu’on appelle en France la bataille de Traktir ! À notre gauche, tout près des hauteurs d’Inkermann, elle se creuse, mystérieusement triste, sur le passage d’une petite rivière d’où s’exhalent ce matin, pompées par le soleil, de marécageuses vapeurs. On dirait de la fumée tournoyante au-dessus de la mince et sinueuse ligne de verdure qui