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de colonnes et de statues, derniers vestiges d’une citadelle et d’un temple. Du sol, labouré par des fouilles, ont été extraits les beaux fragmens architectoniques qui rejoignirent, à l’Ermitage de Pétersbourg, les antiquités du Bosphore cimmérien. Pourtant, un petit musée local garde encore des inscriptions, des verreries, des terres cuites en assez grand nombre. Sur le peu qui reste de l’église où fut célébré le baptême de saint Vladimir, grand prince de Kiev, a été construite, il y a tout au plus trente ans, une luxueuse cathédrale. Un moine chevelu du monastère voisin nous en fait les honneurs avec empressement. L’espace d’une demi-heure, nous échappons dans ce saint lieu à la vision des champs de bataille, qui ensuite reprend de plus belle. Le Grand-Redan, le Mamelon-Vert, la Tour Malakoff… Comme ces noms francisés sont familiers et nous émeuvent ! À la sueur de notre front, sous un soleil implacable, nous montons jusqu’à la croix de marbre dressée sur les ossemens de nos soldats, au milieu des cyprès, dont le vieux gardien, qui, lors du siège, était une jeune recrue, me permet de cueillir une branche.

Il parle, comme le fit Tolstoï lui-même, de la bonne camaraderie qui, à chaque armistice, se manifestait entre Russes et Français. Le fait de pouvoir dire : « J’y étais » prête un grand intérêt aux moindres récits. Avec une sorte de dévotion, le soldat médaillé de Sébastopol nous promène à travers les casemates qui furent si longtemps le gîte de ceux dont des plaques de marbre, là dehors, rappellent la mort glorieuse, les amiraux Nakhimov et Istomène ; Kornilov, lui, a, plus haut, un monument de bronze ; ses dernières paroles y sont gravées : « Seigneur, bénis la Russie et le tsar, sauve la flotte et Sébastopol ! » Et, à côté de sa grande figure expirante, se tient l’humble figure du quartier-maître Kochka, qui passe avec lui à la postérité. La statue de Lazarev est placée au pied de la colline, mais elle ne ressort plus sur des ruines comme au temps où la vit M. de Vogüé. Les casernes de la marine sont reconstruites.

Des flots de sang répandus, des trésors d’énergie et de dévouement dépensés en pure perte, 250 000 chaudes et généreuses existences sacrifiées, onze mois de souffrance pour les assiégeans comme pour les assiégés, l’anéantissement d’une flotte, la destruction d’une ville, la fin tragique d’un empereur qui ne put survivre à sa défaite, tout cela pour que nos historiens prononcent sur cette guerre de Crimée le triste jugement qui semble