Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/884

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quant à la population, elle est plus considérable qu’avant le siège ; cependant, les belles rues toutes neuves à travers lesquelles nous roulons pendant une demi-heure, de la gare à l’hôtel Kist, me paraissent désertes ; plantées d’arbres et bordées de maisons de pierre calcaire d’un blanc jaunâtre, éblouissant sous le soleil, elles sont tristes quand même ; on dirait que les vivans ne sont pas encore rentrés dans ces grandes voies ouvertes sur des ruines. L’impression change, il est vrai, quand on atteint le Boulevard Maritime, la promenade la plus brillante et la plus fréquentée, mais je n’avais pas encore vu le quartier à la mode quand la Grèce m’est apparue soudain à la Grafskaia Pristan. Ce blanc portique d’où l’on descend par de longs degrés de pierre jusque dans les flots bleus n’est pas autre chose qu’un délicieux décor, celui d’Iphigénie en Tauride ; la lumière, le ciel, la poussière que l’on croirait de marbre, le site tout entier, même ce qu’a de factice cette colonnade dorique aussi moderne que l’est un peu plus loin le temple de Thésée dédié à Saint-Pierre et Saint-Paul, tout cela prête à l’évocation d’un chef-d’œuvre, et c’est intérieurement accompagnée par la musique de Gluck que j’entre dans l’excellent hôtel, paré comme il convient de lauriers-roses, qui surgit au bord de ce rivage, beaucoup plus accueillant qu’au temps d’Oreste.

Une fois reposées, nous nous promettons bien d’aller jusqu’à l’ancien promontoire de Parthenium chercher le vrai temple de Diane, dont l’emplacement est occupé aujourd’hui par le couvent Saint-Georges, le Persée chrétien, effroi des mécréans, ayant remplacé dans son sanctuaire la divine chasseresse.


II

Pour la promenade classique jusqu’à Chersonèse, nous prenons deux guides incomparables, Tolstoï et M. de Vogué. Le boulevard historique est à Tolstoï, qui, officier d’artillerie, figura dans l’héroïque légende du quatrième bastion et s’y conduisit, si nous voulons l’en croire aujourd’hui, en grand criminel, c’est-à-dire en très brave soldat.

« Comment ceux qui se disent chrétiens, qui professent la loi de l’amour, peuvent-ils contempler leur œuvre de meurtre, sans se jeter repentans aux genoux de celui qui leur a donné la vie et avec la vie l’horreur de la mort ? »