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Après le cinquième tunnel, nous longeons la haute falaise d’Inkermann, avec sa couronne de ruines, quelques tours du temps des Génois, que relient entre elles des murailles encore solides. Le flanc abrupt du rocher est creusé de grottes profondes auxquelles on accède par des degrés cyclopéens ; çà et là, s’y ajoutent quelques travaux de maçonnerie. Combien de vaincus, combien de persécutés ont, au cours des siècles, trouvé refuge dans ces cavernes, tandis que le pays, depuis les Scythes jusqu’aux Turcs, passait sous tant de dominations diverses et subissait jusqu’à soixante-dix invasions de peuples différens ! Des lucarnes sculptées, une architecture d’église s’accroche à cette muraille naturelle au lieu où, selon la légende, deux papes furent successivement prisonniers : saint Clément et saint Martin. Leurs cellules, gardées par des moines troglodytes, sont devenues lieu de dévotion et but de pèlerinage, ce qui s’explique par le fait que ces victimes de Trajan et de Constant II vécurent avant le grand schisme.

Près d’Inkermann, où l’armée russe essaya en vain de prendre sa revanche de la bataille de l’Aima et fit de si terribles pertes, la Tchornaïa déverse dans la baie de Sébastopol ses eaux lentes, que des fleurs de marais couvrent d’une écume rosâtre. La voie fait une courbe énorme et je suis tout yeux pour ne rien perdre des fréquentes échappées sur la mer. Nous longeons la baie du Sud, qui s’enfonce, calme et bleue, dans l’intérieur des terres, comme un grand lac partout fermé, sauf au point où il débouche dans le golfe aux côtes festonnées d’autres baies plus petites. La ville, entièrement reconstruite aujourd’hui, se dresse toute blanche en amphithéâtre au-dessus de son port, l’un des plus sûrs qui existent. A la sortie du dernier tunnel, on me montre deux points qui, par leur position élevée, s’imposent à l’attention : d’un côté, la tour Malakoff, de l’autre la chapelle en forme de pyramide du grand cimetière russe, sépulture des frères, où reposent, en effet, 43 000 frères d’armes tués sous Sébastopol durant ce siège d’un an. Les voyageurs qui m’ont précédée ont vu en Sébastopol tout entier un vaste cimetière ; moi, j’assiste à sa complète résurrection. Ses forts, ses casernes, ses docks, son arsenal, ses magasins immenses ne pouvaient avoir, au moment où éclata la guerre d’Orient, une apparence plus solide, quoique de nombreuses escouades d’ouvriers travaillent encore dans les vastes chantiers de Korabielnaïa. Les cuirassés, les torpilleurs veillent ; des navires s’éparpillent sur la rade.