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pour qu’un lieu soit parfaitement séduisant[1]. Et il a en effet complété la séduction de la Crimée en la visitant, en y ajoutant les fleurs de l’esprit humain à celles que produit le sol. Je l’ai senti tout le long de ce voyage où il me semblait que les tableaux les plus saisissans fussent comme signés de son nom.

En vue des montagnes qui dessinent à l’horizon leur procession gracieuse de mamelons en pointe légèrement inclinés, nous avons traversé une vallée dont le nom, pour nous synonyme de victoire, me fait tressaillir : l’Aima. Les récits entendus dans ma jeunesse de la bouche de ceux qui en étaient revenus affluent tout à coup à mon souvenir avec une fraîcheur, une vivacité d’émotion extraordinaire. Je vois nos zouaves escaladant, sous le canon et la mitraille, ces hauteurs dont le général Mentchikoff parlait comme d’une position plus difficile à prendre que Sébastopol, « les Français fussent-ils cent mille. » Les alliés réunis n’étaient que trente-cinq mille, dix ou douze mille de moins que les Russes, et on sait quelle fut l’issue de la journée, les généraux entraînant le soldat avec une témérité personnelle inouïe, Saint-Arnaud donnant par sa présence spectrale, pour ainsi dire, l’exemple d’un héros victorieux de la mort en même temps que de l’ennemi. On assure que la saison des coquelicots rend toute rouge la vallée où s’engagea la grande bataille du 20 septembre 1854 ; aperçue de loin, sous le soleil, elle justifie alors d’une façon tragique son nom de plaine sanglante.

Plus loin deux cours d’eau rapides, la Katcha et le Belbeck, arrosent des vallées étroites et profondes, dont la formation géologique est nettement visible sur les falaises coupées à vif qui les encaissent. La base crétacée, très ancienne, supporte la tranche rouillée d’une argile plus récente ; il sort de là des forêts de pommiers et de poiriers que dépouillent à la hâte de nombreux Tatares montés sur des échelles. Ces jardins appartenaient autrefois à leurs mourzys, à leurs seigneurs, mais ils ont passé depuis aux mains de grands propriétaires russes qui en tirent des revenus énormes.

Le train s’engouffre à plusieurs reprises sous des tunnels. Au sortir de l’un d’eux, on traverse le Belbeck et on se trouve en face d’un village tatare pareil à une agglomération de terriers en désordre que coifferaient des toits parfaitement plats.

  1. En Crimée, Revue du 1er décembre 1886.