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Doukhobors du Caucase, furent versés dans les bataillons disciplinaires. Une émigration considérable en Amérique s’ensuivit de leur part, et il est intéressant de constater qu’aux États-Unis les villages de certaines sociétés communistes d’origine allemande aient exactement le même aspect que ceux des environs de Mélitopol : propreté extrême, ordre méticuleux, rues tirées au cordeau. Les maisons solidement construites, à toits de tuiles rouges, diffèrent tout à fait des chaumières russes, de même que les longues voitures à l’allemande diffèrent de la pavozka. Les cours de fermes sont balayées avec un soin qui n’existe pas ailleurs et les potagers rendus productifs par je ne sais quel miracle d’industrie. Rien n’est impossible aux colons allemands ; ils trouvent même le moyen de faire croître, pour se protéger contre les vents du Nord, quelques buissons, quelques arbustes dans cette glaise mélangée de sel.

Ceux des Mennonites qui vont chercher aux États-Unis le droit de ne pas participer à ce qu’ils appellent les œuvres de Satan laissent la place à des compatriotes, luthériens pour la plupart. C’est donc toujours ici l’Allemagne, avec sa langue, ses coutumes et l’espèce de raideur austère qu’elle oppose à l’aveugle antipathie de ses voisins russes.

Entre les deux races aucun mélange n’existe ; le puritanisme protestant condamne l’incurie et le désordre qui règnent dans les villages slaves. Les Russes, de leur côté, ressentent contre la prospérité de ces étrangers, riches en troupeaux de moutons et de porcs, la rancune que la cigale humiliée dut garder contre la fourmi. Au lieu de reconnaître que leur succès est fondé sur l’économie, sur la sobriété, ils l’attribuent à l’avarice. Ils restent jaloux des privilèges, disparus cependant, que le gouvernement accorda jadis aux gens qu’ils traitent d’exploiteurs. Et les classes élevées partagent jusqu’à un certain point des préjugés qui peuvent être comparés à ceux qu’inspirent les Juifs. Un de mes amis me dit avec indignation que les Allemands de la steppe suspendent chez eux le portrait de l’empereur Guillaume à côté de celui du tsar.

La nuit tombe sur ces villages qui deviennent rares de plus en plus, l’eau douce faisant souvent défaut, à mesure que l’on avance vers la Sivach, ce bras paresseux de la mer d’Azov. Tout en regardant l’étendue aride se dérouler sans accident sous les rayons blafards de la lune, je pense, avec une bizarre sensation