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savant les traditions de Carpaccio, il transpose à la vénitienne les sujets religieux, avec une telle liberté et un si mince souci de l’orthodoxie qu’il a maille à partir avec l’inquisition, d’ordinaire assez peu exigeante à Venise. Même dans ses toiles les plus grandes, en dépit de la somptuosité des ordonnances, du nombre des personnages et de l’extrême diversité de leurs costumes chatoyans, il sait demeurer simple et suffit sans effort apparent aux tâches les plus compliquées. Avec le charme exquis des morceaux, il conserve l’unité parfaite des ensembles. Mais à côté de ses immenses compositions, peut-être se montre-t-il supérieur encore dans les œuvres de dimensions plus restreintes où il a résumé quelques-uns des aspects les plus caractéristiques de Venise avec une si séduisante poésie. Non seulement la ville elle-même lui fournissait les élémens de ces motifs si franchement décoratifs qui font sa physionomie propre ; mais en même temps qu’une fête pour le regard, c’est le souvenir même du passé de Venise et de sa brillante histoire qu’évoquent ces belles créatures que Véronèse nous représente adossées à quelque colonne de marbre ou penchées au-dessus d’une balustrade ajourée, avec leurs types élégans et leurs robes de brocart brodées d’or. On reste émerveillé du peu qu’il faut à un peintre tel que lui pour laisser ainsi dans l’esprit des images à ce point ineffaçables : un profil perdu, une nuque blanche ou une chevelure blonde s’enlevant avec un doux éclat sur l’azur profond ; moins que cela encore, un pied rose dont la mer glauque caresse amoureusement les fins contours et rehausse les tendres colorations.

Isolée des autres écoles de l’Italie, l’école Vénitienne devait jusqu’au bout garder son existence distincte et ses traits particuliers. Si son avènement avait été plus tardif, elle était, en revanche, parvenue plus vite à sa pleine maturité et alors qu’autour d’elle la décadence s’accusait de plus en plus, elle conservait longtemps encore ses qualités originales. Après Bellini, Giorgione et Titien qui marquent son apogée, elle s’était continuée avec des maîtres tels que Tintoret et Paul Véronèse, et le sens de la décoration qui dérivé de la nature elle-même était devenu chez elle une tradition, se maintenait jusqu’à la chute de la République dans les prestigieuses improvisations de Tiepolo. On sait avec quelle verve débordante la virtuosité infatigable du fécond artiste s’étale sur les plafonds et les murailles des