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dit plusieurs historiens de l’art, comme l’Homère du paysage. Dans son œuvre immense, il nous montre la richesse infinie de ses aspects. Toutes les saisons, toutes les heures du jour, tous les accidens de la lumière, tous les phénomènes de l’atmosphère, il les a exprimés. Ici des nuages éclatans arrondissent leurs formes placides dans l’azur du ciel ; là avec les grands combats des nuées, le vent et la tempête font rage dans la campagne désolée. Monts sourcilleux, défilés abrupts, plaines fertiles et prairies émaillées de fleurs, torrens aux eaux impétueuses, lacs aux nappes immobiles, mers glauques et azurées, arbres des forêts épaisses ou des vergers chargés de fruits, colonnades et portiques des palais vénitiens, châteaux forts et pauvres chalets de bois des ravins de Cadore, tous ces élémens pittoresques, il les a tour à tour introduits dans ses tableaux et il en a su rendre la beauté, dans la diversité de leurs formes et le plein épanouissement de leurs colorations. On reste confondu de la richesse de cet art à la fois si facile et si puissant, où tout se tient, qui séduit nos yeux en même temps qu’il parle à notre imagination.

Avec une partialité manifeste, Vasari pour exalter la supériorité de l’école toscane, objet de ses préférences, s’applique, tout en vantant le coloris de Titien, à dénigrer son dessin. Il insinue même que dans ses paysages il aurait eu recours à la collaboration d’artistes allemands qui travaillaient à ses gages, dans son atelier. Tout proteste contre une pareille assertion. Titien n’a eu d’élèves allemands que vers la fin de sa vie[1], et une étude attentive de ses œuvres permet de constater leur unité parfaite. C’est la même intelligence qui les a conçues et la même main qui les a exécutées. Certes, on ne saurait y trouver cette correction un peu abstraite des formes, ni ces contours sèchement découpés qui constituent pour Vasari le style par excellence. Chez Titien, au contraire, les formes apparaissent toujours enveloppées, franchement et délicatement modelées dans l’atmosphère lumineuse où elles baignent. Il eût été bien étonné lui-même de l’antagonisme qu’on a prétendu établir entre le dessin et la couleur, ces deux élémens essentiels de la peinture lui semblant également nécessaires, inséparables l’un de l’autre. Titien est vraiment peintre ; on pourrait presque dire

  1. Sauf Dürer, dont les admirables dessins faits d’après nature n’étaient pas encore connus à cette époque. Il serait, en tout cas, difficile d’en citer parmi eux un seul qui eût été capable de collaborer aux paysages de Titien.