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les murailles des édifices publics devaient offrir aux maîtres de l’école de vastes espaces pour célébrer la gloire de la République. La foi cependant avait dès lors perdu de sa ferveur et les grands faits de guerre sur terre ou sur mer devenaient plus rares. En revanche, avec la richesse croissante, les chefs des grandes familles manifestaient un goût de plus en plus marqué pour les arts et, dans leurs palais pressés sur les rives du Grand Canal, ils aimaient à s’entourer des images de cette nature riante que, pendant la belle saison, ils retrouvaient dans leurs villas de terré ferme. La mode, d’ailleurs, était revenue chez les lettrés de ces pastorales un peu subtiles auxquelles se complaisait une civilisation très raffinée. En même temps que les textes des écrivains de l’antiquité, Virgile, Ovide, Théocrite et Longus, révisés et commentés par les érudits, faisaient l’objet des publications aujourd’hui si recherchées d’Alde Manuce et de ses successeurs, des poètes comme Sannazar s’évertuaient dans leurs pastiches à célébrer les grâces apprêtées d’une Arcadie de convention. Mieux inspiré, Giorgione, qui ne fut jamais grand clerc, demandait à la nature elle-même les sujets de ses tableaux, et c’est pour sa propre satisfaction qu’il lui faisait une place toujours plus grande dans ses œuvres. Sa poétique n’était pas bien ambitieuse et, sans se croire un novateur, vivant à Venise, il aimait, lui aussi, à reporter ses souvenirs vers le coin de terre où s’était passée son enfance ; où, dès qu’il en avait le loisir, il venait retrouver ses chers horizons. Avec le temps, il gagnait en puissance, en largeur et en sûreté. Il connaissait assez son pays natal pour y bien choisir les motifs qui le caractérisaient le mieux ; il l’aimait assez pour croire qu’en les peignant comme il savait le faire, il communiquerait aux autres un peu de l’amour qu’il avait pour lui. Tout l’y intéressait : les arbres, dont la croissance généreuse atteste la fertilité du sol, l’ampleur ou la légèreté de leurs silhouettes, les beaux groupes qu’ils forment dans la campagne ; la grâce riante des villages étages sur les collines ; les eaux rapides et claires qui, descendues des montagnes prochaines, s’épandent en cascatelles, portant partout la fraîcheur et la fécondité Le peintre, à ce que nous apprennent ses biographes, avait pour ces eaux courantes une prédilection singulière ; il se plaisait à les observer, à étudier leur transparence et leurs mystérieuses profondeurs. La lumière lui semblait aussi, comme à, Léonard, l’âme même du paysage. Curieux de tous les problèmes