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ouvrage. En dehors des expressions de commande et des formules consacrées, tout respire ici, avec la joie de peindre et l’amour de la nature, je ne sais quelle impression de tendresse et d’intimité que l’art jusque-là n’avait jamais montrée à ce degré. Ce ne sont plus là des figures quelconques, empreintes d’une vague religiosité, peintes sur un fond banal. Ce paysage tranquille, avec son clair et paisible horizon, c’est la contrée natale de l’artiste qui lui en a fourni le motif ; ce tapis rayé de vert, de rouge et de jaune, placé sous les pieds de la Vierge, il est de tout point semblable aux étoffes diaprées qu’on fabrique encore dans le pays ; cette Vierge elle-même et ces jeunes Saints à l’air grave et doux qui, les yeux baissés, suivent pieusement leurs pensées, absorbés dans une même adoration, nous les retrouverions aussi avec leurs types familiers parmi les habitans actuels de la petite ville. Sans gestes, sans poses convenues, on sent qu’ils sont bien là chez eux, comme en famille. Protecteurs de la vallée, ils ont leurs fidèles qui, dans cet asile de paix, continuent à implorer leur assistance et comptent sur leur intercession pour sauvegarder les récoltes qui mûrissent près de là dans la plaine, sous le soleil d’été.

La façon dont les détails pittoresques sont traités dans ces divers tableaux peut être l’objet d’une étude doublement intéressante puisqu’elle nous montre le talent du paysagiste se développant progressivement chez Giorgione avec une supériorité manifeste, et aussi parce qu’elle peut contribuer très efficacement à nous renseigner sur l’authenticité même de ces tableaux. Car, si les types de ses figures, leurs attitudes, leurs costumes et les plis multipliés de ses draperies constituent des élémens de comparaison précieux à cet égard, nous trouvons en outre dans sa manière de traiter les terrains et de les raccorder entre eux, dans la forme des différens arbres et leur feuille particulier, dans les fabriques, les lointains, les ciels, et les eaux, considérés à la fois sous le rapport du dessin, des colorations et de l’effet, un ensemble d’informations précises qui, rapprochées de celles que nous fournissent pour les mêmes élémens d’autres peintures, peuvent nous amener à trancher ces questions d’attribution, toujours assez délicates, avec un caractère de certitude presque absolu.

Giorgione, à peine installé à Venise, allait, avec sa précoce maturité, conquérir bien vite la faveur publique. Il n’y manquait pas alors d’églises à décorer, et pendant longtemps encore