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là résulte la sympathie proprement dite, fondement des sociétés animales. C’est un plaisir, pour tout être vivant, d’avoir présens autour de lui des êtres semblables à lui, « et ce plaisir, fréquemment ressenti, ne peut manquer de créer un besoin. Plus ce besoin sera satisfait, plus il deviendra impérieux, et la sympathie se développera davantage à mesure qu’elle sera plus cultivée[1]. » Comme on le voit, pour tous ceux qui raisonnent et observent scientifiquement, c’est la sympathie instinctive, non l’intérêt, qui joue le premier rôle dans la vie sociale des animaux. L’utilité ne fait que cimenter ultérieurement les liens spontanés du début. Elle présuppose, en effet, l’expérience des avantages de la vie sociale, qui eux-mêmes ne peuvent que suivre l’établissement de la vie sociale. Les deux phénomènes fussent-ils simultanés, comme cela est possible, la vue de l’utilité est une représentation « trop analytique, trop abstraite en quelque sorte, pour influer d’une manière durable sur l’activité d’êtres aussi prime-sautiers que les animaux[2]. » On voit combien est fausse scientifiquement l’interprétation de la biologie, aujourd’hui à la mode, qui voit partout utilitarisme et égoïsme.

Une fois produite, la sympathie engendre la « synergie, » qui n’est d’abord qu’une imitation mutuelle, mais devient ensuite une aide mutuelle. En vertu de cette même loi des idées-forces, qui veut que toute représentation ait une force de traduction spontanée en actes et tende ainsi à réaliser son objet, un animal ne peut voir un animal semblable courir pour jouer ou, au contraire, courir pour éviter un danger, sans éprouver lui-même une tendance à réaliser la représentation de la course joyeuse ou craintive. Le seul fait de voir un acte entraîne un commencement d’exécution de cet acte ; nous ne pouvons nous le représenter sans l’imiter et le refaire en nous-mêmes. De là, dit M. Espinas, l’inévitable extension, au sein d’un groupe quelconque d’êtres vivans, du mode d’action inauguré par l’initiative consciente ou inconsciente d’un individu. C’est, selon nous, la véritable origine de l’imitation, sur laquelle M. Tarde a tant insisté, mais qui n’est, à nos yeux, qu’une loi secondaire.

La société, chez les animaux comme chez l’homme, est un concours permanent que se prêtent pour une même action des êtres vivans séparés. Elle est donc bien à la fois un lien naturel et

  1. M. Espinas, les Sociétés animales. Paris, Alcan, 2e édition.
  2. Id., ibid.