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les propos salés et qu’il avait conscience d’avoir musé beaucoup, lui aussi, le long des routes. Il avait soixante-cinq ans qu’il n’avait pas encore commencé d’écrire, — dans la forme ramassée et définitive qu’il convenait de lui donner, — son Histoire de Bretagne. On me dira que du moins il était armé de toutes pièces, que son enquête était achevée, qu’il n’avait plus qu’à laisser courir sa plume devant lui. Sans doute, mais, en vieillissant, M. de la Borderie était devenu goutteux comme Noël du Fail ; si la tête était demeurée saine et libre, le bas du corps fonctionnait mal et les jambes pouvaient à peine le porter.

Heureusement que l’esprit chez lui dominait la matière, qu’il était doué d’une force morale peu commune, et qu’il avait à Bennes une petite cour d’amis et de disciples qui entretenait son noble enthousiasme. Un jour vint, — mais il était temps, — où la Faculté des lettres de Bennes lui offrit une tribune. Il y monta bravement, avec l’auréole que mettait autour de sa tête puissante son titre tout récent de membre de l’Institut[1], et pendant près de quatre ans, de 1890 à 1894, il fit un cours d’histoire de Bretagne que n’oublieront jamais ceux qui eurent la bonne fortune de pouvoir le suivre[2].


V. — L’HISTORIEN

Ainsi donc il parla son Histoire de Bretagne avant de l’écrire. Cela fut heureux et fâcheux tout ensemble. Cela fut heureux, parce qu’on peut tenir pour assuré que cette histoire ne serait jamais sortie de ses cartons, s’il ne l’avait pas d’abord professée ; et cela est fâcheux, parce qu’une fois son cours fini, il était si fatigué qu’il s’en tint généralement à la forme cursive, hâtive et lâchée du résumé de ses conférences. Ce n’est point, en effet, par le style que vaut l’Histoire de Bretagne de M. de la Borderie. Outre qu’elle est pleine de longueurs et de choses inutiles, la langue dans laquelle elle est rédigée est de qualité inférieure. Mais il y règne d’un bout à l’autre un tel souffle de patriotisme, une telle ardeur, une telle foi, que l’on passe sur ces défauts en

  1. Il fut élu membre libre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à la place de Charles Nisard, le 13 décembre 1889.
  2. Ce cours d’histoire de Bretagne eut tant de succès et de retentissement que, l’année suivante, on fonda à Bordeaux, à son imitation, un cours d’histoire du Sud-Ouest de la France, et, deux ans après, un cours d’histoire de l’Est à Nancy.