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d’un « préjugé » qu’elle partageait. Voltaire lui-même trouvait que Vauvenargues allait un peu loin, quand il définissait le bien moral par l’utilité publique ; et on pourrait dire de Rousseau qu’une moitié de son œuvre ne s’est employée qu’à déguiser ou à pallier les conséquences des paradoxes qui avaient fait la fortune et le retentissement de la première. Il nous suffit après cela qu’ils aient plus ou moins dénaturé le caractère de la loi morale, et qu’ayant une fois mis la notion du « bien » et du « mal » dans la dépendance de « l’utilité sociale, » ils aient travaillé systématiquement à la diffusion du sophisme.

Mais une autre cause a empêché l’erreur de produire tous ses effets, et, si je la signale, c’est que l’occasion me paraît bonne d’éclairer un point encore obscur de l’histoire des idées au XVIIIe siècle. Les historiens de la littérature ont-ils tort ou raison de ne s’attacher, pour en parler, qu’aux « ouvrages bien écrits ? » C’est une question que je ne voudrais pas décider en quelques mots. Mais ce qui n’en fait pas une, c’est que des ouvrages « moins bien écrits » aient exercé souvent beaucoup plus d’influence qu’ils ne conservent de réputation : l’Esprit d’Helvétius, nous l’avons vu, en est un éloquent exemple. C’est ce qu’il nous faut dire des écrits des « Economistes, » et notamment de ceux de Quesnay, du marquis de Mirabeau, — l’auteur de l’Ami des hommes et de la Théorie de l’Impôt, — de Mercier de la Rivière, de plusieurs autres encore. L’agrément y fait défaut, mais non pas toujours ce que l’on appelle de nos jours le « tempérament, » ni surtout les idées ; et, en tout cas, ils ont agi. On les a lus et médités. Ils ont fait école ; et, s’il a pu sembler d’abord que les enseignemens qui en ressortaient fussent analogues à ceux des « Encyclopédistes, » on n’a pas tardé longtemps à s’apercevoir du contraire. A dater de 1760 ou 1765, c’est-à-dire de l’achèvement de l’Encyclopédie, la division s’est mise entre économistes et philosophes. Ils ont cessé de s’entendre, s’ils ont continué de travailler diversement à l’œuvre commune ; et l’un des points sur lesquels ils ont cessé de s’entendre est justement la question des rapports du « social » et du « moral. »

Il faut lire, entre autres, pour s’en rendre compte, le curieux chapitre de l’Ami des hommes où le marquis de Mirabeau a traité précisément le problème « des mœurs et des lois. » « Les lois, y dit-il, ne sont que des rites particuliers des mœurs : celles-ci sont les premières des lois. Où les mœurs règnent, les lois les