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paraîtra l’œuvre d’un génie plus intérieur, le cri d’une âme qui se replie, se retire et se renferme en soi. Et cette âme, qui s’accuse, ressemble à notre âme ; elle est notre âme elle-même. Au contraire, dans la musique de Carissimi, quelque chose nous demeure non pas indifférent, car elle nous émeut et nous étreint, mais étranger et comme extérieur. C’est un tableau, c’est une scène, encore plus qu’une prière. Carissimi choisit autour de nous des personnages ou des héros qui ne sont pas nous, et, pour cette raison, il est avant tout l’un des maîtres du style qu’on a très bien appelé représentatif, un grand historien, un grand dramaturge sacré.

Il l’est avec autant de sobriété que de puissance. Lorsque Jephté voit paraître sa fille, il la salue en ces termes : « Tu m’as déçu, mon enfant, et te voilà toi-même déçue ! Decepisti me et tu decepta es ! » Et cet euphémisme ou cette litote, que la musique atténue encore, symbolise admirablement la discrétion de l’art carissimien. Je n’en connais pas de plus simple et de plus fort. Dans les Histoires sacrées, l’orchestre a le moindre rôle. Les chœurs ont un peu plus d’importance, bien qu’ils ne soient guère autre chose que « des trios ou des quatuors à peine redoublés dans les grandes occasions[1]. » Au début de Jephté, le chœur des soldats victorieux annonce de loin Hændel ; ceux des vierges plaintives, à la fin, rappellent de plus près Palestrina. On commençait alors, tant l’amour et l’orgueil de la monodie nouvelle enchantaient les esprits, on commençait à mépriser, à traiter d’ « anticaylie » la polyphonie des temps anciens. Carissimi lui-même, entraîné par l’évolution de l’idéal et par le penchant de son propre génie, allait rompre avec elle. Mais une telle rupture ne se fait ni d’un seul coup, ni sans regret. Au moment d’abandonner des formes de beauté si longtemps glorieuses et chères à sa propre jeunesse, le maître craint de paraître ingrat envers elles. Il les évoque une fois encore ; il leur adresse un dernier hommage, un mélancolique et tendre adieu. Et voilà pourquoi, dans les Histoires sacrées de Carissimi, telle ou telle page conserve encore un souvenir et comme un parfum de la polyphonie alla Palestrina.

Mais la monodie y domine. Le récitatif de Florence tient ici toutes ses promesses. Les plus grands maîtres de la

  1. Cité par M. Quittard.