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En trois mesures, et trois mesures de pure monodie, sans le secours de la polyphonie vocale, de la symphonie ou des timbres, la musique fait image : elle dessine et elle colore. Elle n’a besoin que de l’éclat d’un rythme et de la vivacité d’une modulation ; il lui suffit d’une figure mélodique un peu plus riche, ornée de quelque trait brillant et rapide, et nous croyons, avec le sombre vainqueur :


Entendre le concert qui s’approche et l’honore,
La harpe harmonieuse et le tambour sonore,
Et la lyre aux dix voix et le kinnor léger,
Et les sons argentins du nébel étranger[1].


Ailleurs même que dans Jephté, lorsqu’il traite un sujet non plus historique et qui prête à la décoration, mais surnaturel et tout idéal, comme la Plainte des Damnés, Carissimi cède encore à son goût du mouvement, de l’action et du drame. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer cette Plainte des Damnés avec l’un des plus célèbres motels de Palestrina : Peccantem me quotidie. Par certains côtés, les deux chefs-d’œuvre ne laissent pas de se ressembler un peu. Si le style de Carissimi n’est plus exclusivement polyphonique, ici du moins il emprunte encore sa beauté principale au concert, au conflit des voix qui réagissent ou plutôt renchérissent incessamment les unes sur les autres. « Peccantem me quotidie et non pœnitentem. » Palestrina traduit par la répétition de ces mots l’endurcissement du pécheur et son obstination à ne se point repentir. Et Carissimi recourt au même procédé pour figurer l’éternité des supplices. Mais, au pied de l’autel où se chante le motet palestrinien, l’âme, l’âme seule confesse son crime et le déteste. Dans l’enfer de Carissimi, les corps eux-mêmes souffrent et la chair crie. « En impies, en impies nous avons vécu ! L’iniquité, l’iniquité, nous l’avons commise ! » L’alto, le ténor, la basse se renvoient l’aveu désespéré, et la simple vicissitude, le contraste seul des voix donne à leurs clameurs alternées une atroce éloquence. Un refrain monotone, implacable, hache par momens l’imprécation, et celle-ci, plus libre, plus vague, erre à travers les lieux maudits, en cherche l’issue et ne la trouve jamais. Si nous reprenons maintenant le motet palestrinien, en dépit de son éclat, il nous

  1. Alfred de Vigny, la Fille de Jephté.