Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/596

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— En campagne, au contraire, après la défaite, c’est le désespoir violent, la révolte contre le destin, ce sont des frémissemens d’indignation, des convulsions folles qui lui arrachent des cris de colère. « Du diable ! La belle gloire, vaincre et mourir ! » Il lui prend « des impatiences de se pendre, comme aux amans de revoir leurs maîtresses absentes, » et « l’envie lui vient de cracher au visage à ceux qui lui souhaitent une longue carrière. » À plusieurs reprises, excédé de misère et n’ayant pu se faire tuer les armes à la main, il envisage résolument sa ressource dernière, le suicide. Une première fois, dans l’été de 1757, battu à Kolin, deux de ses généraux battus à leur tour, accablé lui-même par la crainte de se survivre, il tire de dessous sa chemise la petite boite d’or qui pend à son cou et qui renferme dix-huit pilules d’opium : « La vie, dit-il alors, nous a été donnée par la nature comme un bienfait ; dès qu’elle cesse de l’être, l’accord finit, et tout homme est maître de finir son infortune quand il le juge à propos ; on siffle un acteur qui reste sur la scène quand il n’a plus rien à dire… » Puis, c’est le soir de Kunersdorf, lorsque la bataille qu’il croyait gagnée a tourné en déroute, qu’il voit tout fuir ou mourir autour de lui, et que, d’une armée de cinquante mille hommes, il en rallie trois mille à peine : alors il passe le commandement au général Finck, avec ordre de faire prêter le serment par tout le monde au prince héritier, et mande au ministre Finckenstein ces ultima verba : « Je n’ai plus de ressource, et, à ne point mentir, je crois tout perdu. Je ne survivrai point à la perte de ma patrie. Adieu pour jamais. Fréderic. »

Désespoir ou découragement, c’est l’honneur de Frédéric, et peut-être le premier de ses titres de gloire, d’avoir vaincu l’un et l’autre, comme d’avoir subi sept années durant, sinon sans faiblesse, du moins sans relâche, les épreuves toujours renaissantes de cette lutte avec lui-même, lutte plus tragique, plus grandiose que celle que lui imposaient dans le même temps tous ses ennemis coalisés. Dans chacune de ces crises intérieures, dont on voit les phases successives se dérouler chaque fois presque identiques, Frédéric a eu ce mérite de sentir d’instinct que le mal qui le terrassait était bien trop profond pour pouvoir être attaqué de front, si l’on peut dire, et qu’avant de le combattre, il en fallait d’abord neutraliser les effets les plus graves. Loin de prétendre raisonner sa douleur, il ne va donc pour le moment chercher qu’à l’ « étourdir. » — C’est alors qu’il se jette