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la nécessité absolue de s’abstenir de thé, et de manger des alimens phosphatés, des farineux. Nous devons ajouter que lui-même faisait une énorme consommation de thé.

Et, avant que l’angelus eût sonné, ce soir-là, le bruit courut, dans toute la paroisse, qu’un pasteur protestant, venu d’Angleterre, avait visité l’école, où il avait recommandé aux enfans de revenir au régime des années de famine.


Bientôt Luc Delmege déteste si fort ses paroissiens, en attendant de les civiliser, qu’eux-mêmes commencent à le détester. Ils le considèrent vraiment comme une sorte de protestant, avec ses sermons qu’ils ne comprennent pas, et le mépris qu’il témoigne pour tout ce qu’ils aiment. Longtemps le vieux curé, — un saint homme, en effet, — parvient à maintenir une apparence de paix entre les deux parties ; mais l’opposition est trop forte, des deux côtés : la crise se produit. Elle se produit à propos de l’un des anciens usages irlandais où Luc a le plus de peine à se résigner. Le jeune homme trouve monstrueux que ses paroissiens, au lieu d’enterrer leurs morts dans les cimetières, les conduisent, avec toute sorte de cérémonies d’un autre temps, dormir leur dernier sommeil au milieu d’un champ ou au flanc d’une colline. Et comme, un jour, leur ayant donné rendez-vous à onze heures du matin pour un enterrement, il les voit arriver vers midi, quelques-uns déjà un peu ivres, il se refuse à les accompagner, et rentre chez lui. L’évêque est contraint de le déplacer.

Sa nouvelle paroisse est-elle réellement, comme il se l’imagine, plus civilisée que la précédente, ou bien est-ce lui-même qui n’a plus un besoin aussi impérieux de civilisation ? Le fait est qu’il s’adapte tout de suite beaucoup mieux à son entourage. Il trouve bien encore, de temps à autre, l’occasion de se rendre ridicule en essayant d’empêcher un brave paysan de boire à sa soif, ou en voulant enseigner à sa cuisinière la façon anglaise de conduire un ménage. Mais l’habitude, la réflexion, le spectacle de tout ce que les mœurs « . barbares » de ses compatriotes comporte de simples et heureuses vertus, tout cela achève peu à peu de calmer son enthousiasme pour l’idéal anglais. Peu à peu, à travers une foule de circonstances diverses, dont le récit forme peut-être la partie la plus intéressante du roman de M. Sheehan, Luc Delmege en arrive à se rendre compte de deux grandes vérités, que d’ailleurs il pressentait déjà avant son départ pour Londres, et qu’il ne cessera plus désormais de prendre pour base de toute sa conduite.

La première de ces vérités est que l’Irlande ne saurait que perdre à