Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« La face de Dieu, » dit-il, « s’est détournée de lui, et il a été aveuglé, et il a méconnu la foi de son peuple..., son nom a été fatal à l’Allemagne, et sa mémoire fait le deuil de la patrie. »

Deux causes ont mené la Prusse, après tant de prospérités, à ce douloureux désastre de l’année 1806 : l’accroissement trop prompt et l’épuisement intérieur. La Prusse n’est pas viable, pensait le Grand Frédéric à son avènement, et là-dessus il prit la Silésie. Or il se trouva qu’accrue de la Silésie, accrue bientôt des provinces polonaises, la Prusse ne l’était guère davantage, car, à bien voir les choses, la Prusse n’est viable que dans sa constitution actuelle, à la tête de l’Empire et propriétaire de la moitié de l’Allemagne. D’autre part, il y a dans le gouvernement intérieur de l’État un corollaire inévitable au régime de conquête qui représentait à la fois pour Frédéric le bien suprême de la Prusse et le devoir suprême du serviteur de la Prusse ; c’est l’exploitation de toutes les forces vives du pays au profit exclusif de cette « industrie nationale ; » qui est la guerre, de là, dans le royaume de Frédéric, ces impôts écrasans, levés par une « régie » française et détestée, la bourgeoisie industrieuse épuisée par les excès du fisc, les paysans disparaissant peu à peu d’une terre qui semblait dévorer ses enfans, l’administration inerte et mécanique, l’État seul debout dans la société comme le souverain seul maître dans l’État ; bref, la crise inévitable au premier choc après la mort de Frédéric le Grand. Mais la régénération devait bientôt sortir de cette décadence ; et si, malgré Napoléon, l’on vit se relever « cette monarchie qui était devenue un argument contre la Providence, » comme disait alors J. de Maistre, si les conquêtes du Grand Frédéric ont survécu au Grand Frédéric, c’est justement à sa gloire, à l’éclat et à la grandeur de son nom que la Prusse alors le dut. C’est sa gloire qui a sauvé son œuvre et ressuscité la Prusse, comme c’est elle qui a préparé les voies à la nouvelle Allemagne.

Le Grand Frédéric a laissé plus encore à la Prusse, et à ses successeurs au trône de Prusse, que son œuvre et sa gloire ; il leur a laissé son exemple de souverain et, pour reprendre son mot en l’expliquant, de serviteur de l’État ; le mot ici importe peu et la chose même vaut mieux que le mot. « Servir l’Etat, » ce n’est qu’une formule, une formule qui ne vaut que par ce que le souverain veut y mettre, puisqu’il reste juge après tout de placer l’intérêt de l’État où il l’entend, et de servir l’État à sa