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la postérité qui juge les rois, » dit Frédéric. En politique, la « fin » justifie donc toujours les « moyens ; » seulement la « fin » de la politique n’est plus la même qu’autrefois, et c’est ce qui donne la clef des célèbres théories que Frédéric a développées dans cet ouvrage de jeunesse, l’Antimachiavel, cette singulière composition de rhétorique où l’auteur semble s’être proposé de détruire la raison d’Etat pour avoir le plaisir de la relever sur d’autres bases. Nulle contradiction entre la thèse de l’ami de Voltaire et la conduite pratique du conquérant de la Silésie, car il n’y a pas dans l’Antimachiavel réfutation, mais adaptation du Prince. Là où Machiavel disait l’intérêt du Prince, Frédéric dit le bien de l’Etat, le devoir du souverain ; puis, sur cette base nouvelle, il rebâtit à son tour la vieille doctrine qui a toujours été, et sera sans doute toujours, celle des grands politiques d’ici-bas. Il ne s’agit donc plus que de savoir ce qui représente aux yeux de Frédéric ce « bien de l’État, » qui constitue à la fois l’objet de son devoir public et la justification de sa conduite politique.


V

« Les princes ne sont dans le monde que pour rendre les hommes heureux. » On devine, par cet aphorisme tout idyllique, où l’auteur de l’Antimachiavel entend placer l’objet final de son devoir de serviteur de l’État : le but de la politique, c’est la « justice » et le « bonheur des peuples. » Voilà un noble idéal. Mais comment le réaliser ? Si l’on veut, — je traduis ici la pensée latente de Frédéric, — que l’État soit capable de remplir cette mission de paix et de répandre par tout le monde le bonheur et la justice, il faut commencer par faire cet État fort et grand, par le faire le plus fort et le plus grand de tous : de sorte que le bien général présent se concentre en fait dans « l’affermissement de l’État et l’accroissement de sa puissance » (selon l’expression du Testament politique) ; de sorte que le devoir présent du souverain peut se résumer en un mot : la conquête.

La conquête, le devoir de conquête, c’est la pensée qui hante toujours l’imagination du Grand Frédéric. Il n’a pas vingt ans quand, de sa prison de Custrin, il expose dans une lettre à son ami Natzmer tout un programme de politique conquérante : il faut, y est-il dit, que ce royaume de Prusse s’élève de la poussière