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L’Angleterre lui ayant un jour posé une question embarrassante, « Je ne veux pas me mêler de cela, écrit Frédéric à Podewils, faites une réponse « à l’Autrichienne », en termes obligeans, mais tout à fait vagues, qui ne soient ni négatifs ni affirmatifs, mais simplement incompréhensibles. » Trois fois le ministre présente un projet de lettre, trois fois le roi le déchire comme trop clair, si bien que, de guerre lasse, Frédéric finit par rédiger lui-même, en allemand, une belle note de vingt lignes, en une seule phrase coupée de nombre d’incidentes, mais où l’on chercherait en vain un verbe et un sujet !

Tous les moyens lui sont bons : il faut seulement les « entasser » en les diversifiant, en variant sans cesse sa manière. « Les esprits pénétrans calculent une conduite uniforme ; c’est pourquoi, le plus que l’on peut, il faut changer son jeu, se déguiser et se transformer en Protée, en paraissant tantôt vif et tantôt lent, tantôt guerrier et tantôt pacifique : c’est le moyen de désorienter ses ennemis. » Ne dirait-on pas que tout le jeu de Frédéric sur l’échiquier européen n’est que l’illustration du principe qu’il formule en ces termes dans son testament de 1752 ? Chaque jour, il pratique une nouvelle vertu politique : aujourd’hui, c’est la patience, chi ha tempo ha vita ; hier, il prêchait le Nunc aut nunquam ; et, demain, il méditera le Beati possidentes. Il n’est pas doux de nature, ni endurant, mais il a appris à faire le mort, en certains cas embarrassans, pour éviter de se « barbouiller » dans une mauvaise affaire, tandis qu’à l’occasion, nul n’est plus à son aise pour précipiter les événemens en jouant de l’ultimatum, ou pour humilier de son sans-gêne cette vieille Europe, dont il méprise les lenteurs et la stérilité. Parfois il s’amuse à « cajoler » les gens ; parfois il les achète, car c’est souvent une épargne de savoir « cracher au bassin ; » et parfois enfin il se moque purement et simplement du monde, comme lorsqu’il va offrir de l’argent aux Anglais, lui le « roi des gueux, » et comme le jour où, George II réclamant sa garantie pour le Hanovre, il lui propose sans rire de faire passer sur l’heure trente mille Prussiens en Angleterre ! Et toujours ainsi de cet opportunisme qui, par l’exacte adaptation des moyens aux faits et au but, réalise l’axiome familier du roi philosophe qu’en politique, « il faut être caméléon, et réfléchir les couleurs des conjonctures... »

Entre tous ces moyens, il y a un point commun, c’est qu’ils