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être atteints sur le continent, — tout en prétendant conserver ses droits à l’alliance, à l’amitié, et presque à la reconnaissance de la France. Rien n’égale la stupéfaction du roi de Prusse devant le tolle d’indignation que soulève chez nous « cette démarche si innocente » à son gré. Qu’il ait blessé au vif le sentiment de la nation, c’est ce qu’il se refuse à comprendre ; « boutade passagère ! » pense-t-il. Et ce qui est plus grave, c’est que son erreur première en entraîne une autre dont les conséquences porteront autrement loin, c’est qu’après avoir méconnu l’offense faite à Louis XV et à la France, il méconnaîtra de même ce qui doit en être la conséquence logique, l’alliance de la France et de l’Autriche contre la Prusse en 1756.


IV

Dans ses fautes comme dans ses revers, ce qui le sauve toujours, c’est l’audace et la promptitude de sa tactique, c’est la soudaineté brusque et hardie de cette action qui surprend l’adversaire, le déroute et le bat avant même qu’il ait eu le temps de se reconnaître. Ses « moyens » ne sont autres en somme que ceux de tous les politiques du temps : rien en eux de bien original, ils ne sont ni meilleurs ni pires que ceux de ses voisins, seulement la main qui les emploie est plus habile et plus heureuse. Frédéric est politique de naissance. A peine sur le trône, et sans apprentissage, le voilà déjà maître dans l’art traditionnel de brouiller les cartes, de rejeter une faute sur autrui ou de faire passer un service requis pour un service rendu ; et l’on trouverait, je crois, dans les annales diplomatiques peu de tours d’adresse plus extraordinaires que cette convention de Kleinschnellendorf, datée du quinzième mois de son règne, et par laquelle il se faisait céder la Silésie moyennant quoi ? moyennant une simple promesse de neutralité : promesse vaine d’ailleurs, car il la soumettait à une condition, le secret, qui ne dépendait que de lui-même, en sorte que, trois mois après, gardant la Silésie, il rentrait en campagne ! Depuis l’espièglerie familière jusqu’à la provocation savante, depuis la fausse nouvelle banale jusqu’aux grandes opérations de bluff, tous les moyens lui sont bons, s’ils réussissent. Et, de tous ces moyens, les plus vieux et les plus usés ne sont pas toujours les plus mauvais. Témoin l’histoire de la lettre en galimatias « à l’Autrichienne. »