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contre-partie de la fécondité de l’imagination politique chez le roi philosophe. Prenez au hasard dans la Correspondance quelques pièces émanées de lui : partout c’est la même puissance d’application au détail, le même calcul scrupuleux des possibilités et des probabilités, le même raisonnement extraordinaire de force et de lucidité, la même obstination à ne vouloir « jouer qu’à jeu sûr. » Telle dépêche est-elle un peu délicate, comme cette réponse à donner au duc de Brunswick, en octobre 1755, au sujet des offres du roi George pour un rapprochement avec l’Angleterre ? Voici pour cette dépêche quatre brouillons successifs de la main du roi, et de l’un à l’autre on suit très nettement les progrès réalisés en prévoyance et en calcul : le style devenu plus concis, les argumens plus insidieux et plus aimables, les violences inutiles supprimées, à l’exception d’une légère menace qui se glisse entre deux complimens, et tout à la fin le venin, l’allusion aux profits réclamés par la Prusse. L’art diplomatique est là dedans tout entier. — Même travail de réflexion patiente et perçante dans le jugement de la politique des adversaires. Chez Frédéric, le soupçon naturel, instinctif, est toujours à l’état actif. Prêtant à tout le monde son propre machiavélisme, derrière chaque parole et chaque action d’autrui, il imagine un mobile suspect, et, d’induction en induction, il se construit ainsi un réseau serré de conjectures et de probabilités qu’il vérifie sans cesse les unes par les autres, éliminant celles-ci et approfondissant celles-là, une sorte de table de transposition qui lui permet de déchiffrer avec la moindre chance d’erreur, sous la lettre des événemens. la réalité de leur signification politique. Contre les erreurs de raisonnement, il a son système de défense : ce sont ces tableaux d’exposition ou d’élection où il énumère, comme en un livre de comptes, des motifs de crainte ou de sécurité, ou, comme en un bilan commercial, tous les élémens comparés de sa situation extérieure. Voyez certaine pièce du mois de février 1744 où il discute avec lui-même la question de savoir s’il faut, oui ou non, recommencer la guerre contre Marie-Thérèse. Article par article, il nous expose ses craintes à l’égard de l’Autriche, avec les argumens qui pourraient le rassurer : c’est la voix du soupçon, avec la voix de la confiance pour lui répondre. « Le cas exposé (et résolu dans le sens d’un danger réel et prochain), s’ensuit la question : que faut-il faire pour prémunir la Prusse contre ce danger ? » Et de nouveau voici qu’il