Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’étonnante fécondité de l’imagination politique chez le Grand Frédéric, avec sa conséquence naturelle, la promptitude de la conception, voilà ce qui éclate d’abord à chaque page de la Correspondance, à chaque ligne sortie de la plume royale. Chez Frédéric, l’imagination politique est sans cesse en travail ; l’esprit engendre sans cesse, fiévreusement, les plans, les projets pour toutes les éventualités, les uns arrêtés, les autres ébauchés, depuis les plus secrets et les plus précis jusqu’aux projets « croqués » que le roi jette sur le papier pour les faire « digérer » ensuite par ses ministres. De son regard tendu sur l’échiquier d’Europe comme celui d’un général en chef sur le champ de bataille, Frédéric saisit les événemens comme au vol, de manière à y modeler ses desseins exactement, immédiatement. Suivez-le dans sa Correspondance, en 1756, par exemple, peu après cette convention de Westminster, par laquelle il croit avoir acquis, avec l’amitié de l’Angleterre, celle de la Russie : voyez comme, au premier bruit d’armes entendu vers l’Est, il épie anxieusement la politique russe, comme un jour, à la lueur d’un éclair, il perçoit tout à coup « ce nouveau phénomène politique, » cette coalition toute proche de la Russie avec l’Autriche et la France contre la Prusse ; et voyez alors comme, en quelques heures, il a dressé tout un plan d’action, combiné tout un système de résistance, et détaillé tout cela dans une longue dépêche à Finckenstein, de quatre pages toutes vibrantes, qu’il termine ainsi : « Dites à M. Mitchell qu’il ne s’agit pas ici de pommes, mais des intérêts les plus graves de la Prusse et de l’Angleterre. » Vision des événemens, conception des plans adéquats à ces événemens, ces deux opérations sont simultanées et instantanées chez Frédéric, et la richesse de l’imagination n’a chez lui d’égale que sa souplesse. Nul mieux que lui n’est préparé à tout, sûr de n’être jamais pris au dépourvu, parce que nul n’a plus de facilité pour changer de plan quand les circonstances changent, en disant simplement comme en 1756 au roi d’Angleterre : « Les anciens systèmes ne sont plus, ce serait courir après une ombre que de les vouloir rétablir. » Et s’il naît parfois de l’exubérance de cette imagination quelque pensée chimérique, pensée de spéculation plutôt que d’action, on n’en voit pas moins le bon grain se séparer spontanément du mauvais dans l’esprit du roi, par un lent travail d’épuration et de réflexion.

La puissance de cette réflexion, de ce calcul, est en effet la