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d’une jeunesse triomphante qui éclate dans chacune de ces tisanes joyeuses, dans cette humeur moqueuse et ces façons de camarade qu’il prend avec ses hommes. Puis à l’épreuve, voici le ton qui se fait grave, et, sous les grandes, les fortes phrases du littérateur, on sent vibrer l’énergie, gronder la violence du tempérament exalté par le devoir et par la lutte. Et vers la fin, lasse, la main s’énerve, la plume trahit le pessimisme du solitaire qui disait mélancoliquement à Darget : « Mon cher, la vie est une f… chose quand on devient vieux. »

Il y a bien des énigmes, aujourd’hui encore, bien des mystères sous cette figure aux yeux troublans au sourire sardonique, qui ne se laisse pas aimer, même quand elle force l’admiration et qui prend comme un plaisir ironique à provoquer l’analyse, sans jamais la satisfaire ! Nulle figure, au XVIIIe siècle, n’est plus complexe ; nulle ne sait se dédoubler comme elle et se faire à sa guise brutale ou aimable, égoïste ou sensible, optimiste ou pessimiste, stoïque ou cynique. Feuilletez les œuvres du philosophe de Sans-Souci et parcourez ensuite un précis du règne de Frédéric II : vous verrez deux personnages très nets, mais très différens, qui n’auront entre eux presque rien de commun. Sur deux points, les contradictions s’accentuent : c’est d’abord dans le caractère personnel de l’homme. Frédéric s’est dit, j’ajoute s’est cru, le « roi philosophe ; » de nos jours, on l’a traité d’« intellectuel » et de « virtuose. » Comment ce dilettantisme est-il conciliable avec l’exubérance de son tempérament d’action, et jusqu’à quel point sa nature a-t-elle subi l’empreinte de cette culture qu’il lui a plu de se donner, non seulement pendant sa jeunesse, mais au cours de sa vie entière ? Autre contraste dans le caractère et les idées du politique. Frédéric s’est dit, et j’ajoute encore ici s’est cru, le « serviteur de l’État : » or, de cette belle formule qu’il donne de la fonction publique du souverain, voilà qu’il tire en fait des conséquences inattendues qui font de son gouvernement le type du régime de la conquête guerrière. Qu’on ne dise pas que ce titre de roi philosophe, que cette formule de serviteur de l’État ne sont que « des instrumens de règne, » faits pour duper le public et dont lui-même n’était pas dupe : il est trop facile, et il est injuste, d’arguer de faux les sentimens qui ne nous paraissent pas cadrer d’abord avec les actions qu’ils engendrent. Il y a du calcul et de la phraséologie, mais aussi de la sincérité dans les paroles de Frédéric, et le contraste entre