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C’est un document historique de premier ordre que celui-ci, il est à peine besoin de le dire. Au fur et à mesure de son apparition, l’histoire diplomatique du XVIIIe siècle a dû se renouveler de fond en comble. Ce n’est pas aux lecteurs de la Revue qu’il faudrait rappeler combien y a pu puiser l’illustre historien dont la plume brillante a tracé ici même le récit de la guerre de la succession d’Autriche et du renversement des alliances au XVIIIe siècle. C’est aussi un document psychologique d’intérêt exceptionnel : d’autant plus précieux que si Frédéric, en tant que capitaine, a excité parmi ses contemporains l’admiration la plus enthousiaste et la plus aveugle, si comme législateur il a pu inspirer à Mirabeau cette pensée qu’après lui « l’art de gouverner retournerait vers l’enfance, » il apparaît avant tout à la postérité, dans sa qualité maîtresse, comme le Politique, cette qualité que justement son siècle lui contesta le plus. On juge mal le Grand Frédéric d’après les Mémoires de l’époque, peut-être parce que peu de figures historiques ont été de leur temps plus exaltées par les uns et plus décriées par les autres. On le juge mieux sans doute, mais on ne le juge pas bien encore, dans ses œuvres littéraires, où il se montre comme il veut être vu, en scène et sous un jour factice, avec les traits, les gestes, les mots préparés pour l’effet. Il n’en est pas de même pour la correspondance politique. Ici, c’est malgré lui qu’on le voit, jour par jour, le masque tombé et le fard détruit ; ce n’est plus un acteur qui joue, c’est un homme qui vit et qui agit. On le voit travailler, réfléchir : ses lignes les plus secrètes, il les écrit sous nos yeux, dans son cabinet de Potsdam, et dans l’ombre voici que nous croyons apercevoir jusqu’aux traits de son visage mobile, cette bouche « moqueuse et sévère[1], » ces lèvres minces, contractées, ces yeux bleus surtout, ces yeux olympiens et démesurés « qui portent au gré de son âme héroïque la séduction ou la terreur, » et toute cette physionomie impétueuse et impérieuse, essentiellement dominatrice. Ou bien, c’est sur le champ de bataille qu’on se l’imagine, dictant ses ordres, petit de taille, le buste épais dans l’habit bleu taché de tabac, le dos voûté, le tricorne avançant sur le front, et tout le corps lourdement appuyé sur la canne d’invalide... Tel on le voit, tel on le suit, au cours des années, dans la bonne et la mauvaise fortune. D’abord, c’est l’ardeur

  1. A. de Vigny, Servitude et Grandeur militaires.