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qui tordent les chevelures retombantes des grands banians et promènent des envolées de poussière rougeâtre, rien ne s’agiterait dans la ville de Shiva. Le long des chemins, il y a partout de paisibles recoins, sous de vieux arbres, pour prier ; aux places où chez nous jadis on eût planté des calvaires, aux ombreux carrefours, on a dressé des petits autels en granit, des pierres de formes symboliques, des statues.

Et très peu de passans. Quelques hommes, qui vont au temple, fiers et beaux dans leur nudité, la masse noire de leurs cheveux épandue sur les reins, le front peint du sceau de Shiva ou de Vichnou, les yeux en rêve ; presque tous, ici, ayant sur la poitrine la cordelette sacrée qui est le signe des hautes castes. Et quelques femmes, qui vont puiser aux fontaines, la taille cambrée, sous l’urne en cuivre étincelant qu’elles portent à l’épaule ; des étoffes aux larges bordures multicolores les drapent sans rien dissimuler de leur forme ; un de leurs seins gonfle la mousseline, tandis que l’autre, toujours celui de droite, est laissé nu, — et les jeunes gorges, un peu plus développées que chez les races d’Europe, un peu excessives en comparaison de la finesse des hanches, sont impeccables de contours : elles ont été les modèles de ces torses de pierre ou de métal que les sculpteurs hindous font à leurs déesses depuis les temps reculés, et qui sembleraient presque une exagération de la beauté des femmes. Si on les croise en chemin, leur regard se lève furtivement sur le vôtre, très doux, mais très indifférent, très ailleurs ; c’est comme la caresse non voulue d’un éclair noir, — et puis tout de suite il s’abaisse. Pour l’étranger qui passe, elles. sont l’inconnaissable, de même que mille choses de ce pays, de même que le grand temple...

Jusqu’à ce que j’aie atteint la frontière, je reste l’hôte du Rajah de Cochin, et n’ai qu’à me laisser conduire ; tout a été aimablement prévu pour mon passage matinal à Trichur, mon guide, mon repas, et même les attelages qui vont, en trois heures de route, à travers des villages, des jungles et des bois, me conduire à Shoranur.

Là, hélas ! à Shoranur, je serai sorti de l’Inde charmante où les touristes ne vont pas ; je retrouverai le chemin de fer de tout le monde, et prendrai l’express pour Madras.


P. LOTI.