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décrivent au-dessus des allées, dans le ciel chaud, des courbes folles, les hiboux, les chauves-souris géantes.

Et puis, toutes ensemble, les étoiles commencent de palpiter, et brusquement c’est la nuit.


XI

Dès le matin, quand reparaît le disque rouge, ma barque est prête au bas des grands escaliers, et je traverse la lagune, dans la direction de Matanchéri, me rendant au quartier des Juifs.

Après la destruction du second temple de Jérusalem, l’an 3828 de la Création, 3168 de la Tribulation, et 8 de l’ère chrétienne, environ 10 000 Juifs et Juives vinrent au Malabar et se fixèrent à Cranganore, appelée à cette époque Mahodraptna. Ils furent accueillis avec tolérance, et, jusqu’à nos jours, leur petite colonie, isolée des plus proches Indiens autant que du reste du monde, s’est maintenue ici avec l’intégrité de ses traditions ancestrales, comme une curiosité historique dans un musée.

Matanchéri, qu’il me faut d’abord traverser d’un bout à l’autre pour arriver à la ville de ces « Juifs blancs » (comme on les appelle dans le pays), est une sorte de grand marché purement indigène où toutes les figures, tous les torses sont de bronze sans alliage, où toutes les échoppes sont de bois, très ouvertes derrière leurs vérandahs, très basses aux pieds de leurs grands palmiers flexibles.

Et, sans transition, quand les yeux viennent de longuement s’habituer, pendant une course d’une demi-lieue, à ces aspects si indiens, voici, à un détour de la route, la surprise d’une vieille rue sinistre, inquiétante comme une chose qui ne serait pas à sa place ; de hautes maisons en pierre, bien serrées les unes contre les autres ; de moroses façades avec des ouvertures étroites, comme dans les pays froids. En même temps, des visages de Juifs se montrent partout, aux fenêtres, aux portes, dans la petite rue sombre, et leur apparition déconcerte autant que le brusque changement du décor. La vétusté morose, — l’enfermement de tout cela, si l’on peut dire ainsi, — cadrent mal avec les palmiers du voisinage et avec le ciel ; à ce détour imprévu, on n’est plus dans l’Inde, on est désorienté, on ne sait plus ; on croirait quelque coin d’un ghetto de Leyde ou d’Amsterdam, mais transplanté, recuit et fendillé au soleil des Tropiques. Ce sont